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Même jour, dans la soirée. — Mes vœux ont été exaucés. Nous avons vu S. M. Harry Killer, et notre situation a subi des changements importants depuis cette entrevue, dont je suis encore tout ému, tout tremblant.

Il pouvait être trois heures de l’après-midi, quand ma porte s’est ouverte. Cette fois, ce n’était pas Tchoumouki qui se trouvait derrière, mais une autre de nos anciennes connaissances, Moriliré, pour ne pas le nommer. Moriliré est accompagné d’une vingtaine de nègres qu’il paraît commander. Au milieu de cette troupe, j’aperçois mes compagnons, y compris miss Buxton-Mornas, mais non compris Saint-Bérain, toujours dans l’impossibilité de remuer, à ce que me dit sa jeune tante. Je me joins à eux, pensant que notre dernière heure est venue et qu’on nous conduit au poteau d’exécution.

Il n’en est rien. Nous suivons une série de couloirs, et nous arrivons enfin à une pièce assez vaste, dans laquelle nous entrons, tandis que notre escorte s’arrête sur le seuil.

La pièce est exclusivement meublée d’un fauteuil en fibres de palmier et d’une table, sur laquelle reposent un verre et une bouteille à demi pleine, d’où nous parvient une odeur d’alcool. Le fauteuil est derrière la table, et, dans le fauteuil, un homme est assis. Nos yeux convergent vers cet homme. Il en vaut la peine.

S. M. Harry Killer doit avoir de quarante à quarante-cinq ans, bien que, par certains côtés, il puisse paraître plus âgé. Autant qu’on en peut juger, il est de haute taille, et sa carrure, ses mains énormes, ses membres épais et musclés, indiquent une vigueur peu commune, pour ne pas dire herculéenne.

Mais c’est la tête surtout qui retient l’attention. Le visage est glabre, d’un caractère complexe, puissant et vil à la fois. Une chevelure inculte et grisonnante la couronne, une véritable crinière qui semble brouillée avec le peigne depuis un temps immémorial. Le front dénudé est vaste et exprime l’intelligence, mais les maxillaires accusés, le menton lourd et carré indiquent des passions grossières et violentes. Les joues, fortement bronzées, aux pommettes saillantes, se creusent, puis s’affaissent en deux lobes alourdis. Elles sont parsemées de boutons presque sanglants à force d’être rouges. La bouche est lippue, la lèvre inférieure, un peu pendante, découvrant de fortes dents saines, mais jaunes et mal entretenues. Les yeux, profondément enfoncés dans les orbites, que surmontent des sourcils en broussailles, sont d’un éclat extraordinaire, et même, par instants, insoutenable.