Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/147

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Le personnage n’est certes point banal. Tous les appétits, tous les vices, toutes les audaces, il les a sûrement. Hideux, oui, mais redoutable.

Sa Majesté est vêtue d’une sorte de complet de chasse en toile grise, culotte courte, leggings et vareuse, le tout crasseux et couvert de taches. Sur la table, elle a déposé un large chapeau de feutre, auprès duquel repose sa main droite qu’agite un perpétuel tremblement.

Du coin de l’œil, le docteur Châtonnay me désigne cette main trémulante. J’entends ce que le docteur veut dire : c’est un alcoolique, sinon même un ivrogne, que nous avons devant nous.

Longtemps, cet individu nous considère en silence. Ses yeux vont de l’un à l’autre et nous passent en revue successivement. Nous attendons avec patience son bon plaisir.

— Vous êtes six, à ce qu’on m’a dit, prononce-t-il enfin, en français, avec un fort accent anglais, d’une voix au timbre grave, mais éraillée. Je n’en vois que cinq. Pourquoi ?

— L’un de nous est malade, à la suite des souffrances que vos hommes lui ont fait endurer, répond M. Barsac.

Nouvel instant de silence, puis notre interlocuteur se redresse brusquement et demande ex abrupto :

— Qu’êtes-vous venus faire chez moi ?

La question est si inattendue que nous avons tous envie de rire, malgré la gravité de la situation. Parbleu ! si nous sommes chez lui, c’est bien malgré nous !

Il reprend, avec une expression menaçante :

— Espionner, sans doute !

— Pardon, monsieur… commence M. Barsac.

Mais l’autre l’interrompt. En proie à une subite fureur, il frappe du poing sur la table et dit d’une voix tonnante :

— On m’appelle maître.

Alors, M. Barsac est superbe. Orateur toujours et quand même, il se redresse, met la main gauche sur son cœur, et, balayant l’espace d’un large mouvement de sa dextre :

— Depuis l’an 1789, les Français n’ont plus de maître, monsieur, déclare-t-il avec emphase.

Partout ailleurs, elle prêterait à rire, je vous l’accorde, l’apostrophe un peu « pompier » de M. Barsac, mais dans les circonstances présentes, en face de cette espèce de bête fauve, elle a sa noblesse, je vous en donne mon billet. Elle signifie que nous ne consentirons jamais à nous humilier devant cet aventurier alcoolique. Nous approuvons tous l’orateur, jusqu’à M. Poncin, qui s’écrie, au comble de l’enthousiasme :

— Privez l’homme de son indépendance, vous lui ôtez sa liberté !

Brave M. Poncin ! Toutefois, l’intention est bonne.

À l’énoncé de cette proposition par trop indiscutable, Harry Killer a haussé les épaules, puis il a recommencé à nous examiner successivement, comme s’il ne nous avait pas encore vus. Ses yeux passent de l’un à l’autre avec une rapidité extraordinaire. Ils s’arrêtent enfin à M. Barsac, sur lequel ils dardent leur regard le plus terrible. M. Barsac ne bronche pas. Mes compliments. Cet enfant du Midi n’a pas que de la faconde. Il a aussi du courage et de la dignité. Notre chef de mission monte à pas de géant dans mon estime.

Harry Killer réussit à se dominer, ce qui ne doit pas lui arriver tous les jours, et demande brusquement, avec un calme aussi subit que sa colère a été soudaine :

— Parlez-vous anglais ?

— Oui, répond M. Barsac.

— Et vos compagnons ?

— Également.

— Bien, approuve Harry Killer, qui, du