Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/148

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même ton rogomme, répète aussitôt en anglais :

— Qu’êtes-vous venus faire chez moi ?

La réponse est trop facile.

— C’est à nous de vous poser la question, réplique M. Barsac, et de vous demander de quel droit vous nous y retenez par la force.

— De celui que je prends, tranche Harry Killer, remonté d’un seul bond aux extrêmes limites de la violence. Moi vivant, personne n’approchera de mon empire.

Son empire ?… Comprends pas.

Harry Killer s’est levé. S’adressant plus spécialement à M. Barsac, dont l’attitude continue à être très crâne, il poursuit d’une voix furieuse, en martelant la table de son énorme poing :

— Oui, oui, je sais que vos compatriotes sont à Tombouctou et gagnent sans cesse vers l’aval du Niger, mais qu’ils s’arrêtent, ou sinon !… Et voilà maintenant qu’ils osent envoyer des espions par terre jusqu’au fleuve !… Je les briserai, vos espions, comme je brise ce verre !…

Et, joignant le geste à la parole, Harry Killer brise effectivement le verre, qui se fracasse sur le sol en mille morceaux.

— Un verre !… hurle-t-il, en se tournant vers la porte.

Soulevé par une incroyable fureur, littéralement enragé, car un peu d’écume suinte aux commissures de ses lèvres crispées, il fait mal à voir en ce moment. Sa mâchoire inférieure, projetée en avant, lui donne l’air d’une bête féroce, son visage est cramoisi, ses yeux sont injectés de sang.

Un des gardes noirs s’est empressé d’obéir. Sans s’occuper de lui, l’énergumène, s’appuyant sur la table que ses mains pétrissent violemment, se penche de nouveau vers M. Barsac toujours impassible, et lui crie, les yeux dans les yeux :

— Ne vous ai-je pas assez prévenus, cependant ?… L’histoire du doung-kono, inventée par mon ordre, vous a donné un premier avertissement. C’est moi qui ai placé sur votre route ce diseur de bonne aventure, dont, par votre faute, les prédictions se sont réalisées. C’est moi qui vous ai fourni votre guide, mon esclave Moriliré, qui, à Sikasso, a essayé, une dernière fois, de vous arrêter. Tout a été inutile. En vain, je vous ai privés de votre escorte, en vain je vous ai affamés, vous vous êtes obstinés à marcher vers le Niger… Eh bien ! vous l’avez atteint, le Niger, vous l’avez même franchi, et vous savez ce que vous vouliez savoir… Vous voilà bien avancés !… Comment ferez-vous pour raconter ce que vous avez vu à ceux qui vous paient ?…

En proie à une agitation désordonnée, Harry Killer se promène maintenant à grands pas. Pour moi, aucun doute, c’est un fou. Soudain, il s’arrête, l’esprit traversé d’une idée subite.

— Mais, au fait, demande-t-il à M. Barsac, avec un calme surprenant, votre destination régulière n’était-elle pas Saye ?

— Oui, répondit M. Barsac.

— Pour quelles raisons, dans ce cas, avez-vous suivi une direction tout autre ? Qu’alliez-vous faire à Koubo ?

Harry Killer accompagne cette dernière question d’un coup d’oeil perçant, tandis que nous échangeons des regards embarrassés. La question est gênante, en effet, puisque nous sommes convenus de ne pas prononcer le nom de miss Buxton. Heureusement, M. Barsac trouve une réponse plausible.

— Abandonnés par notre escorte, nous nous dirigions sur Tombouctou, dit-il.

— Pourquoi pas sur Sikasso ? C’était beaucoup moins loin.

— Nous avons cru mieux faire en allant à Tombouctou.