Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/165

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aux avirons, on ferait bien, le courant aidant, six miles à l’heure. Si donc on partait avant onze heures, on aurait franchi à l’aube plus de soixante-quinze kilomètres, c’est-à-dire qu’on aurait dépassé depuis longtemps, non seulement la zone de protection située dans le champ du cycloscope, à la surveillance duquel on réussirait sans doute à échapper, en se tenant à l’abri des rives, mais aussi la limite des terres cultivées et même le dernier des postes élevés en plein désert. Il suffirait ensuite, pour ne pas être aperçus par les planeurs, de se cacher, le jour durant, dans une anfractuosité quelconque, et de reprendre la navigation les nuits suivantes, jusqu’au moment où l’on aurait atteint le Niger. La Red River devant s’y jeter dans les environs de Bikini, village en aval de Saye, puisqu’elle épousait l’ancien lit de l’oued Tafasasset, il s’agissait donc d’un voyage de quatre cent cinquante kilomètres au total, qui exigerait de quatre à cinq nuits de navigation.

Ce plan, rapidement discuté, fut rapidement adopté. Avant de le mettre en exécution, toutefois, il convenait de se débarrasser de

Tchoumouki. Il arrivait parfois que le nègre s’éternisât, le soir, dans la galerie ou sur la plate-forme. On ne pouvait attendre son bon plaisir. Il fallait agir, et agir vite.

Laissant Jane Buxton, l’inutile M. Poncin et Tongané sur le sommet du bastion, les autres prisonniers s’engagèrent dans l’escalier. Dès les premières marches, ils virent, à l’étage inférieur, Tchoumouki en train de finir avec une sage lenteur son travail de la journée. Il ne s’occupa nullement de la présence des quatre hommes, dont il n’avait, d’ailleurs, aucune raison de se méfier. Ceux-ci purent donc s’approcher de lui sans éveiller son attention.

Conformément au plan préalablement arrêté, ce fut Saint-Bérain qui dessina l’attaque. Ses mains robustes se nouèrent tout à coup à la gorge du nègre, qui n’eut pas le temps de pousser un cri. Les trois autres saisirent alors par les bras et les jambes le coquin, qui fut ligoté et bâillonné soigneusement. On le déposa enfin dans une cellule, qu’on verrouilla, et dont la clé fut jetée dans la Red River. Ainsi serait retardée, autant qu’il était possible, la découverte de l’évasion.

En remontant sur la plate-forme, cette première opération terminée, les quatre Européens y furent assaillis par une pluie diluvienne. Comme on l’avait prévu, les gros nuages se résolvaient en eau, et il tombait du ciel de véritables cataractes que chassaient de violentes rafales. La chance se déclarait décidément pour les fugitifs. La vue était arrêtée à vingt mètres par cet écran liquide, et c’est à peine si on distinguait, confuses et vagues, les lumières du quartier des Merry Fellows allumées sur l’autre rive.

La descente commença aussitôt et s’effectua sans incident. L’un après l’autre, Amédée Florence le premier, Tongané le dernier, les fugitifs se laissèrent glisser le long de la corde, dont l’extrémité inférieure était fixée à une embarcation de taille suffisante pour les contenir tous. On proposa en vain à Jane Buxton de l’attacher. Elle s’y refusa énergiquement et tint à prouver que son habileté sportive était égale à celle de ses compagnons.

Avant de quitter la plate-forme, Tongané eut le soin de délier la corde du créneau où elle était fixée et autour duquel il ne laissa subsister qu’un demi-tour. En réunissant ensuite les deux parties dans ses mains, il descendit, rejoignit ses compagnons, et ramena toute la corde à lui en tirant sur l’un des brins. Il ne restait ainsi aucune trace de l’évasion.

Un peu après dix heures, l’amarre fut larguée, et l’embarcation, entraînée par le courant, commença à dériver. Les fugitifs