Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/175

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et priaient simplement Joko de réunir tout ce qu’il pourrait, en fait de fauteuils et de couvertures. On s’en accommoderait d’autant mieux que la nuit était fort avancée.

On atteignit ainsi l’aube. À six heures précises, Marcel Camaret rouvrit la porte par laquelle il s’était retiré la veille. Il ne parut nullement surpris de voir son cabinet transformé en dortoir.

— Bonjour, messieurs, dit-il à ses hôtes, aussi tranquillement que, la veille, il leur avait souhaité le bonsoir.

— Bonjour, monsieur Camaret, lui répondit-on d’une seule voix.

— Messieurs, reprit Camaret, j’ai réfléchi à ce que vous m’avez raconté cette nuit. Cette situation ne peut se prolonger. Nous allons agir immédiatement.

Il appuya sur un bouton. Une violente sonnerie retentit aussitôt de tous côtés.

— Veuillez me suivre, messieurs, dit-il.

Après avoir parcouru plusieurs couloirs, on arriva dans un vaste atelier que garnissaient de nombreuses machines-outils, immobiles pour l’instant. Autour d’elles se pressait une foule d’hommes et de femmes.

— Tout le monde est-il là ? demanda Marcel Camaret. Rigaud, fais l’appel, je te prie.

L’appel ayant permis de constater que le personnel de l’Usine était au complet, Camaret prit la parole. Il présenta d’abord les étrangers qui étaient venus réclamer sa protection. Puis il exposa ce qu’il avait appris au cours de la nuit précédente. Atrocités commises par la troupe de George Buxton tombée pour un motif ou un autre sous la direction d’Harry Killer, assassinat, vraisemblablement imputable à celui-ci, du commandant de cette expédition, enlèvement puis internement de la mission Barsac, violence faite par Killer à Jane Buxton, et enfin meurtre aussi cruel qu’injustifié de deux Noirs, il n’oublia rien de ce qui pouvait frapper l’esprit de ses auditeurs. De tous ces faits, il résulta qu’ils étaient tous, à leur insu, au service d’un véritable bandit, et il y avait lieu de craindre, par conséquent, que le travail de l’Usine ne servît à l’accomplissement de nouveaux crimes. Une telle situation ne pouvant se prolonger, et l’honneur interdisant, au surplus, de rendre à Harry Killer les prisonniers qu’il détenait sans droit, il y avait lieu, d’après lui, de rompre toute relation avec le Palais et d’exiger un rapatriement général.

Écouté au milieu d’un profond silence, le récit de Camaret provoqua d’abord un étonnement bien naturel parmi ces honnêtes travailleurs. Quand leur agitation fut un peu calmée, sa conclusion obtint leur complète approbation. Auquel des ouvriers, d’ailleurs, la pensée aurait-elle pu venir d’exprimer un avis contraire à celui de leur directeur unanimement admiré et respecté ?

Celui-ci acheva de frapper l’imagination de ses auditeurs, en leur faisant part de la très juste réflexion suivante :

— Ce qui m’a le plus surpris, leur dit-il, parmi les choses incroyables que j’ai apprises cette nuit, c’est qu’on ignore en Europe l’existence de cette ville, que Killer aurait nommée Blackland, paraît— il. Je ne suis pas sans savoir qu’elle a été fondée, hors de toute route suivie par les caravanes, au cœur d’un désert où personne ne vient jamais, et pour cause. Mais il n’en est pas moins certain que plusieurs de vos camarades, après avoir passé ici un temps plus ou moins long, ont été pris du mal du pays et ont désiré y retourner. J’en ai fait le compte cette nuit. Depuis l’origine, il y a eu exactement cent trente-sept départs. Or, si quelques-uns seulement de ces cent trente-sept ouvriers étaient arrivés en Europe, l’existence de cette ville ne pourrait plus être ignorée. Puisque personne ne l’y connaît, il faut nécessairement qu’aucun des cent trente-sept ouvriers partis ne soit jamais arrivé à destination.