Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/174

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— Et je n’en aurais rien su !… balbutia Marcel Camaret atterré.

— Quoi qu’il en soit, reprit Jane Buxton, le bruit de ces atrocités parvint en Europe. Des soldats furent envoyés contre la colonne révoltée de George Buxton, qui fut anéantie. Le jour où vous n’avez plus trouvé personne en revenant au campement que vous aviez quitté, George Buxton n’était pas parti. Il était mort.

— Mort !… répéta Camaret stupéfait.

— Oui, mais non pas frappé, comme on l’avait cru jusqu’ici, par les balles des soldats envoyés à sa poursuite. George Buxton était mort assassiné.

— Assassiné !…

— On vous a trompé tout à l’heure. Je ne m’appelle pas Mornas. Je m’appelle Jane Buxton, et suis la sœur de votre ancien chef. C’est pourquoi j’ai reconnu votre nom quand Tongané l’a prononcé devant moi. Si je suis venue en Afrique, c’est pour y chercher les preuves de l’innocence de mon malheureux frère, accusé de crimes certainement commis par un autre.

— Assassiné !… répétait Camaret, accablé sous le poids de ces révélations successives.

— Et assassiné par-derrière, précisa Jane, qui retira de sa ceinture l’arme qui avait tué George Buxton. En compagnie de ces messieurs, je suis allée à la tombe de mon frère, et, en leur présence, j’ai exhumé ses ossements. Nous en avons rapporté ce poignard, qui, traversant l’omoplate dans laquelle il était encore fixé, l’avait frappé en plein cœur. Le nom du meurtrier était jadis gravé sur le manche. Le temps malheureusement l’a effacé. Deux lettres en subsistent cependant, un i et un l, et, après ce que vous nous avez appris, je ne crois pas me tromper en disant que ce nom doit être lu : Harry Killer.

En entendant cette tragique histoire, Marcel Camaret manifestait une agitation croissante. Il croisait et désunissait fébrilement ses doigts, passait fiévreusement les mains sur son visage, où perlaient des gouttes de sueur.

— C’est horrible !… horrible !… Moi, j’aurais fait ça !… Moi !… répétait-il à satiété, tandis qu’une lueur trouble s’allumait de nouveau dans ses yeux dilatés.

— Nous accordez-vous asile ? demanda Barsac sous forme de conclusion.

— Si je vous l’accorde !… répondit Camaret avec une chaleur qui ne lui était pas habituelle. Est-il utile de me le demander ? Pouvez-vous me croire complice de ces crimes abominables, que je punirai, au contraire, soyez-en sûr !

— Avant de parler de punir, il faut songer à nous défendre, fit observer Amédée Florence toujours pratique. N’y a-t-il pas à craindre, en effet, qu’Harry Killer ne cherche à nous reprendre ?

Marcel Camaret sourit.

— Il ne sait pas que vous êtes ici, dit-il, et, quand bien même il le saurait…

Un geste, montrant qu’il se souciait peu de cette éventualité, acheva sa pensée.

— Pour le moment, reprit-il, reposez-vous paisiblement. Vous êtes en sûreté, n’en doutez pas.

Il appuya sur un bouton de sonnerie. Un domestique noir parut.

— Joko, dit Camaret comme une chose toute simple, au nègre qui roulait des yeux effarés, tu vas conduire ces messieurs et cette dame dans leurs chambres.

Il se leva et se dirigea vers une porte qu’il ouvrit.

— Bonsoir, messieurs, dit-il poliment.

Et il disparut, laissant ses hôtes aussi étonnés que le nègre, auquel était dévolue la difficile mission de leur indiquer un lit.

Car, des lits, où en aurait-il trouvé, le malheureux Joko ? Aucun n’était libre dans l’Usine, où rien n’avait été prévu pour d’impossibles étrangers. Serait-il donc obligé d’aller de porte en porte et de réveiller tous les ouvriers les uns après les autres ?

Voyant son embarras, Barsac l’assura que ses compagnons et lui se passeraient fort bien d’un lit. Ils resteraient où ils étaient