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deux autres à droite et à gauche de ce point. Puis, après une seconde interruption de cinq minutes, deux autres éclatèrent encore en se rapprochant de la rivière, suivant la courbe du Civil Body.

C’est alors que les Merry Fellows lancés aux trousses des esclaves avaient cherché refuge sur l’Esplanade.

À partir de ce moment, les explosions inexplicables continuèrent à intervalles réguliers. Une demi-heure désormais séparait chacune de la suivante. Toutes les trente minutes, on entendait un nouveau fracas, et une nouvelle portion du Civil Body était transformée en décombres.

Massée sur l’Esplanade, la population blanche de Blackland, ce qui en subsistait tout au moins, assistait avec stupeur à cet inexplicable phénomène. Il eût semblé vraiment qu’une puissance supérieure et formidable avait entrepris la destruction méthodique de la ville. Tous ces bandits, si hardis jadis contre les faibles, tremblaient de peur maintenant. S’écrasant contre le Palais, ils essayaient en vain d’en ébranler la porte, et interpellaient avec fureur William Ferney, qu’ils apercevaient sur la terrasse, et dont ils ne pouvaient s’expliquer l’abandon. Celui-ci s’épuisait inutilement en gestes qu’on ne comprenait pas, en paroles qui se perdaient dans l’assourdissant vacarme.

La nuit s’acheva ainsi. L’aube, en se levant, éclaira un spectacle terrible. Le sol de l’Esplanade était littéralement jonché de morts, noirs et blancs confondus, au nombre de plusieurs centaines. Si ces derniers avaient remporté la victoire, ils l’avaient chèrement payée. À peine s’il restait quatre cents hommes valides sur plus de huit cents que contenaient hier encore les deux quartiers du Civil Body et des Merry Fellows. Les autres avaient péri, tant au début de la révolte, au moment de la première surprise, que sur l’Esplanade même, lorsque cette révolte avait été réprimée.

Quant aux esclaves, Jane et Lewis, du point élevé qu’ils occupaient, les apercevaient dans la campagne environnante. Beaucoup d’entre eux étaient partis. Les uns s’éloignaient dans l’Ouest, se dirigeant droit vers le Niger, dont un océan de sable les séparait. Combien de ceux-ci parviendraient à faire le voyage, sans eau, sans vivres, sans armes ? D’autres, préférant une route plus longue, mais plus sûre, suivaient le cours de la Red River et commençaient à disparaître dans le Sud-Ouest.

Mais le plus grand nombre n’avait pu se décider à s’éloigner de Blackland. On les voyait, au milieu des champs, réunis par groupes, contemplant d’un air stupide la ville, d’où s’échappaient d’épaisses volutes de fumée et que les explosions successives transformaient en un monceau de ruines.

Pendant toute la nuit, elles n’avaient pas cessé. Chaque demi-heure avait eu la sienne. Quand le soleil se leva, tout le Civil Body et la moitié du quartier des esclaves n’étaient plus qu’un amas de décombres sans nom.

À ce moment, une violente détonation retentit sur la terrasse du Palais. Puis, coup sur coup, d’autres lui succédèrent, dont la dernière fut suivie d’un fracas de tonnerre.

Sans s’éloigner de la fenêtre, d’où, par l’entrebâillement des volets, ils avaient assisté à une série de drames, Lewis Buxton saisit la main de sa sœur, en interrogeant celle-ci d’un regard inquiet.

— William, dit Jane, qui connaissait trop la disposition du Palais pour ne pas deviner la raison de ces détonations, vient de forcer à coups de canon la porte de la terrasse.

Jane Buxton parlait d’une voix calme.