Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/232

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son dernier acte lucide. Lorsque la détonation avait éclaté, quand, surtout, les premières flammes avaient jailli du quartier des esclaves et du Civil Body, ceux qui se trouvaient près de lui à ce moment l’avaient vu pâlir tout à coup, en portant la main à sa gorge à la manière de quelqu’un qui étouffe. En même temps, il murmurait très vite des mots à peine articulés et, par suite, difficiles à saisir. On avait cru comprendre, cependant, cette exclamation : « La mort de mon œuvre !… La mort de mon œuvre !… » répétée sans relâche à voix basse.

Pendant longtemps, un quart d’heure peut-être, Marcel Camaret, affectueusement surveillé par ceux qui l’entouraient, avait prononcé ces mots en agitant la tête sans arrêt, puis, tout à coup, il s’était redressé et s’était frappé la poitrine, en criant :

— Dieu a condamné Blackland !…

Dans son esprit, Dieu, c’était lui-même, évidemment, à en juger par le geste dont il accompagnait la sentence de condamnation.

Sans qu’on eût le temps de le retenir, il avait alors pris la fuite, en répétant, toujours d’une voix forte qu’on ne lui connaissait pas.

— Dieu a condamné Blackland !… Dieu a condamné Blackland !…

Il s’était réfugié dans la tour, dont il avait gravi les étages, en fermant toutes les portes derrière lui. Le système défensif de la tour étant identique à celui du Palais, on s’était heurté, pour le rejoindre, à la même impossibilité qui empêchait Harry Killer de quitter la terrasse sur laquelle il était bloqué. Tandis que Camaret s’élevait vers le sommet, on entendait sa voix décroissante répéter toujours :

— Dieu a condamné Blackland !… Dieu a condamné Blackland !…

Presque aussitôt, la première explosion avait retenti.

Sous la conduite de Rigaud, désespéré de voir dans un tel état l’homme génial qu’il adorait, plusieurs ouvriers s’étaient alors, malgré leur faiblesse, élancés dans l’Usine, et avaient essayé d’isoler la tour, en coupant le courant électrique. Mais celle-ci, possédant une réserve d’énergie, et même quelques machines génératrices actionnées par l’air liquide, pouvait se suffire à elle-même pendant plusieurs jours. Les explosions ne s’étaient donc pas interrompues. En revanche, les guêpes, cessant leur ronde protectrice, étaient immédiatement tombées dans le fossé de l’Usine. Force avait donc été de rendre le courant à Camaret, qui, comprenant, malgré sa folie, le marché qu’on lui proposait, avait aussitôt remis en action ces engins défensifs.

La nuit s’était ainsi écoulée, dans un perpétuel énervement, quand, à l’aube, Camaret était apparu sur la plate-forme de la tour. De ce point élevé, il avait prononcé un long discours, dont on n’avait compris que peu de mots isolés. Certains d’entre eux, tels que « colère divine », « feu du ciel », « destruction totale », prouvaient du moins que sa démence n’avait aucune tendance à s’apaiser. Comme conclusion à son discours, Camaret avait crié : « Fuyez !… fuyez tous !… » d’une voix si forte qu’on l’avait entendu de toutes les parties de l’Usine. Puis il était rentré dans la tour, dont il n’était plus sorti.