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ves, et il semblait bien qu’on eût simplement reculé de quelques heures l’inévitable solution.

Il était onze heures du matin, quand on en eut terminé avec ces diverses occupations. Pendant ce temps, les explosions se succédaient toujours au-dehors, on continuait à entendre, sur l’Esplanade, la rumeur des Merry Fellows qui, à intervalles irréguliers, faisaient contre la porte une nouvelle tentative aussi vaine que les précédentes, et, sur la terrasse, les vociférations de William Ferney et de ses compagnons. L’accoutumance aidant, on finissait par ne plus faire attention à ce vacarme, et, sachant la forteresse à peu près inexpugnable, on s’inquiétait de moins en moins de la colère des assiégeants.

Dès qu’elle en eut le loisir, Jane Buxton demanda à Amédée Florence pourquoi on avait quitté l’abri de l’Usine pour s’aventurer sur l’Esplanade dans de telles conditions d’infériorité. Le reporter lui fit alors connaître les événements qui s’étaient déroulés depuis qu’elle-même était partie.

Il lui dit comment Tongané ayant donné, un peu après huit heures et demie, le signal qu’on attendait, Marcel Camaret avait envoyé jusqu’au quartier central quelques cartouches de dynamite et une grande quantité d’armes, à l’insu des autres habitants de Blackland. Cette première opération terminée vers onze heures du soir, les assiégés s’étaient réunis, prêts à intervenir dans la bataille qui allait s’engager. C’est alors qu’on s’était aperçu de l’absence de Jane Buxton.

Amédée Florence dépeignit à la jeune fille le désespoir de Saint-Bérain, qui devait être encore dévoré d’inquiétude à l’heure actuelle, s’il avait survécu au dernier combat.

Quoi qu’il en soit, une demi-heure après l’envoi des armes, une forte explosion avait retenti. Tongané venait de faire sauter une des portes du quartier noir, dont toutes les cases commençaient à brûler à la fois, tandis que les esclaves se répandaient dans le Civil Body et y faisaient un terrible massacre, à en juger par les cris qu’on avait alors entendus.

Le reste, Jane le connaissait. Elle savait que les nègres, après avoir envahi l’Esplanade, avaient été refoulés si rapidement qu’on n’avait pas eu le temps de courir à leur aide. On était sorti de l’Usine, toutefois, mais on avait dû battre précipitamment en retraite, la plupart des Noirs ayant déjà évacué l’Esplanade quand on y était arrivé.

Obligés de réintégrer l’Usine, les assiégés y avaient passé une nuit d’angoisse. L’échec de la révolte des esclaves ne leur permettait plus, en effet, d’espérer qu’ils viendraient jamais à bout d’Harry Killer. En outre, ils assistaient, comme Jane elle-même, à la destruction méthodique de la ville par ces explosions successives que celle-ci ne pouvait s’expliquer.

Amédée Florence lui apprit qu’elles étaient l’œuvre de Marcel Camaret devenu complètement fou.

De tout temps, Camaret, inventeur assurément génial, n’en avait pas moins côtoyé les limites de la folie, ainsi le prouvaient nombre de ses anomalies incompatibles avec une intelligence saine et bien équilibrée. Les incidents qui s’étaient multipliés depuis près d’un mois avaient achevé de lui troubler la cervelle.

Les révélations faites par les prisonniers d’Harry Killer, lorsqu’ils s’étaient réfugiés à l’Usine après leur évasion, avaient donné le premier choc. Le second, infiniment plus violent, lui avait été porté par ce Daniel Frasne, recueilli blessé après la destruction du planeur. Depuis qu’il connaissait la vérité tout entière, Marcel Camaret avait glissé de jour en jour à la démence. Jane Buxton devait se rappeler combien fréquemment depuis lors il s’était cloîtré dans son domicile personnel et de quel air triste et sombre il parcourait les ateliers, quand il s’y montrait par hasard.

L’envoi des armes à Tongané avait été