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Les journaux ont raconté le drame qui s’est alors déroulé. Ils en ont noté les péripéties. Ils ont montré la bande de rebelles pourchassée sans relâche et s’émiettant graduellement devant les soldats envoyés contre elle. Ils ont raconté comment le capitaine Buxton, refoulé avec quelques-uns de ses compagnons sur les territoires alors compris dans la zone d’influence française, avait été enfin rejoint près du village de Koubo, au pied des monts Hombori, et tué à la première décharge. Il n’est pas de hameau où l’on n’ait connu la mort du commandant de la troupe régulière anglaise terrassé par la fièvre pendant qu’il revenait à la côte, son triste devoir accompli, le massacre du chef révolté et de la majeure partie de ses complices, la dispersion des autres et l’anéantissement dans l’oeuf de l’abominable et chimérique entreprise. Si le châtiment coûtait cher, il était au moins complet et rapide.

On se souvient de l’émotion qui secoua l’Angleterre quand elle apprit cette surprenante aventure. Puis l’émotion s’apaisa, et le linceul de l’oubli tomba lentement sur les morts.

Approchant alors de soixante-quinze ans, lord Glenor reçut le coup comme parfois les grands arbres la foudre. Il arrive que le fluide les frappe à la cime, dévore leur coeur jusqu’aux racines, puis se perd dans la terre, ne laissant derrière lui qu’un colosse d’écorce, toujours debout, dont rien ne trahit la dévastation intérieure, mais vide en réalité, et que le premier vent un peu rude va renverser.

Ainsi en fut-il pour le vieux marin. Frappé à la fois dans son amour passionné pour son fils, et dans son honneur plus cher encore, il ne fléchit pas sous le choc, et c’est à peine si la pâleur de son visage trahit sa douleur. Sans poser une question, sans prononcer une parole sur l’intolérable sujet, il s’enferma dans une solitude hautaine et dans l’orgueil du silence.

C’est à partir de ce jour qu’on cessa de le voir, comme on en avait coutume, faire sa promenade quotidienne. C’est à partir de ce jour, que, dans sa maison fermée à tous, fût-ce à ses plus chers amis, il demeura claustré, presque immobile, muet, seul.

Seul ? Non, pas entièrement. Trois êtres encore se relayaient auprès de lui, trouvant dans la vénération qu’il leur inspirait le courage de supporter cette existence effrayante avec une vivante statue, avec un spectre dont la personne physique avait gardé toute la vigueur de l’homme fait, mais qui s’était volontairement muré dans un éternel silence.

C’était son second fils, d’abord, Lewis Robert Buxton qui, pas une semaine, ne manqua jamais de venir passer à Glenor le jour de liberté que lui laissaient ses fonctions à la Central Bank.

C’était ensuite son petit-fils, Agénor de Saint-Bérain, qui tâchait d’égayer par sa bonhomie souriante ce logis lugubre comme un cloître.

Lors de l’inconcevable trahison de George Buxton, Agénor de Saint-Bérain ressemblait déjà trait pour trait au crayon peu flatteur qu’on a esquissé de sa personne physique, mais, au moral, c’était, dès cette époque, un excellent garçon, serviable, obligeant, au coeur sensible, d’une loyauté à toute épreuve.

Trois signes particuliers le distinguaient du reste des humains : une distraction poussée jusqu’à l’invraisemblance, une passion désordonnée — et d’ailleurs bien malheureuse — pour la pêche à la ligne, et par-dessus tout, une aversion farouche pour le sexe féminin.