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M. Tassin, qui discutent — déjà ! — ethnographie.

Le convoi proprement dit marchera à leur suite. Il est composé de cinquante ânes conduits par vingt-cinq âniers, et de cinquante porteurs, dont dix appartenant en propre à Mlle Mornas et à M. de Saint-Bérain. Sur les flancs, les cavaliers du capitaine Marcenay. Quant à votre serviteur, il se réserve de caracoler le long de la colonne et d’aller de l’un à l’autre. Tchoumouki et Tongané, les deux serviteurs de Mlle Mornas, forment l’arrière-garde.

À six heures juste, le signal du départ est donné. La colonne s’ébranle. À ce moment le drapeau tricolore est hissé sur la Résidence — pardon ! soyons couleur locale : sur la case du gouverneur, qui, en grand uniforme, comme il convient, nous adresse un dernier salut du haut de son balcon. Les clairons et les tambours de la section d’infanterie coloniale détachée à Conakry sonnent et battent aux champs. Nous levons nos chapeaux. L’instant est un peu solennel, et — riez si vous voulez — j’ai la paupière humide, je l’avoue.

Pourquoi faut-il que cette solennité soit troublée par un incident ridicule ?

Saint-Bérain ? Où est Saint-Bérain ? On a oublié Saint-Bérain. On le cherche, on l’appelle.

Les échos d’alentour retentissent de son nom. C’est en vain. Saint-Bérain ne répond pas.

On commence à craindre un malheur. Cependant, Mlle Mornas ne paraît pas inquiète et nous nous rassurons.

Non, Mlle Mornas n’est pas inquiète. Mais elle est furieuse, par exemple !

— Je ramène M. de Saint-Bérain dans trois minutes, dit-elle, les dents serrées.

Et elle pique des deux.

Auparavant, toutefois, elle a pris le temps de se tourner de mon côté et de me dire : « Monsieur Florence ?… » avec un petit air de prière que j’ai parfaitement compris. C’est pourquoi je pique des deux, moi aussi, et m’élance à sa suite.

En quelques foulées, nous sommes au bord de la mer, côté du large — vous savez, sans doute, que Conakry est dans une île — et là, qu’est-ce que je vois ?…

M. de Saint-Bérain. Oui, Mesdames et Messieurs, M. de Saint-Bérain en personne naturelle, comme vous et moi.

Que peut-il bien faire ?… Pour le savoir, nous nous arrêtons un instant.

M. de Saint-Bérain est confortablement assis sur le sable du rivage et n’a pas du tout l’air de se douter qu’il fait attendre une mission officielle. Il cause amicalement avec un nègre, qui lui montre des hameçons, probablement d’une forme inconnue en Europe, et lui donne à leur sujet de verbeuses explications. Puis tous deux se lèvent et se dirigent vers un canot à demi échoué sur la grève, et dans lequel le nègre embarque. Dieu me pardonne ! M. de Saint-Bérain ne fait-il pas mine d’embarquer, lui aussi ?…

Il n’en a pas le temps.

— Mon neveu ! appelle tout à coup Mlle Mornas d’une voix sévère.

(Décidément, c’est son neveu).

Ce mot suffit. M. de Saint-Bérain se retourne et aperçoit sa tante, puisque tante il y a. Il est à croire que cette vue lui rafraîchit la mémoire, car le voilà qui pousse des exclamations désespérées, lève les bras au ciel, jette à son ami nègre une poignée de monnaie, s’empare, en échange, d’un lot d’hameçons qu’il fourre pêle-mêle dans sa poche, et accourt vers nous à toute vitesse.

Il est si comique que nous éclatons de rire. Mlle Mornas découvre par ce moyen une double rangée de dents éblouissantes. Éblouissantes, je maintiens le mot.