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M. Barsac a retenu le mot et le répète à tout propos, mais, dans sa bouche, il n’a plus le même charme.

Donc, ce matin, 1er décembre, dès cinq heures et demie, nous étions tous réunis sur la grande place de Conakry, devant la Résidence.

Ainsi que je vous l’ai expliqué précédemment, M. Barsac désirait faire une expédition pacifique au point d’être exclusivement civile. Aussi optimiste qu’à la tribune de la Chambre, il pensait n’avoir qu’à se présenter aux populations, un rameau d’olivier à la main, et faire ainsi, en marchant parallèlement au Niger, une promenade de santé de Conakry à Cotonou. C’était aussi l’idée de Mlle Mornas, qui craignait d’effrayer les indigènes par un trop grand déploiement de forces.

Mais le parti Barsac-Mornas s’est heurté à l’opposition du parti Baudrières. Le chef adjoint de la mission — en voilà un qui n’a pas le sourire ! — fit un sombre tableau des dangers que nous allions courir, parla de la dignité d’une mission dirigée par deux représentants du peuple français, du prestige que lui donnerait une escorte de soldats réguliers, et ce qui nous étonna, il fut appuyé par le gouverneur, M. Valdonne.

Sans contester que la pénétration française n’eût pacifié dans une large mesure le pays noir, celui-ci répéta ce que le ministre des Colonies, M. Chazelle, a déjà avancé à la tribune de la Chambre. M. Valdonne nous dit que des faits assez mystérieux, ou du moins inexpliqués, autorisaient à craindre qu’un soulèvement ne fût en préparation. Il paraîtrait que, depuis une dizaine d’années et tout récemment encore, plus particulièrement dans la région du Niger, de Say à Djenné, des villages entiers ont été abandonnés subitement et que leurs habitants ont disparu, et que d’autres villages ont été pillés et brûlés, on ignore par qui. En somme, des rumeurs tendant à faire croire que quelque chose — nul ne sait trop quoi — s’apprêterait dans l’ombre.

La prudence la plus élémentaire obligeait donc la mission à se faire escorter par une troupe armée. Cet avis a prévalu, à la grande satisfaction de M. Baudrières, et M. Barsac doit se résigner à subir la protection du capitaine Marcenay et de ses deux cents cavaliers.

À six heures, tout est prêt. Le convoi se forme sous la direction d’un nègre qui a déjà fait plusieurs fois le voyage de Conakry à Sikasso, et qui doit nous servir de guide. Il se nomme Moriliré. C’est un grand gaillard de trente ans, ancien dou-goukoussadigui (officier) de Samory. Il est vêtu d’une culotte en guinée et d’une vieille vareuse d’infanterie coloniale aux galons élimés et crasseux. S’il a les pieds nus, sa tête, par contre, est couverte d’un casque en toile autrefois blanche orné d’un superbe plumet tricolore. Quant à l’insigne de ses fonctions, c’est une trique solide, qui lui servira à se faire mieux comprendre des porteurs et des âniers.

Aussitôt après lui se place Mlle Mornas, encadrée de M. Barsac et du capitaine Marcenay. Eh ! eh ! ils ne paraissent pas être restés insensibles à la beauté de la jeune fille. Parions que, le long du voyage, ils vont lutter de galanterie. Vos lecteurs peuvent être sûrs que je les tiendrai au courant des péripéties de ce match.

M. Baudrières suit ce premier groupe à une encolure (ai-je dit que nous étions tous à cheval ?), mais son regard sévère semble désapprouver son collègue de montrer aussi visiblement combien notre aimable compagne est à son goût. Du coin de l’œil, je le regarde, le chef adjoint. Qu’il est maigre ! et froid ! et triste !… Ah ! fichtre non, il ne l’a pas, le sourire !

À trois pas derrière l’honorable député du Nord, viennent MM. Heyrieux, Poncin et Quirieu, puis le docteur Châtonnay et le