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M. Barsac et M. Baudrières tirent, ainsi qu’on peut le supposer, des conclusions diamétralement opposées de ce qu’ils entendent et de ce qu’ils voient, si bien qu’ils nous reviennent toujours également enchantés. Ainsi tout le monde est content. C’est parfait.

Pour le surplus, nous traversons ou nous suivons des rivières : Forécariah, Mellancorée, Scarie, Kaba, Diégounko, etc., et nous passons d’une vallée dans une autre sans trop nous en apercevoir. Tout cela n’est pas d’un intérêt palpitant.

J’ai beau consulter mes notes, je ne vois rien à confier à l’histoire de mon temps, jusqu’au 6 décembre, date à laquelle M. de Saint-Bérain, qui est en train de devenir mon ami Saint-Bérain, crut devoir imaginer un incident pour mon plaisir, et, je veux l’espérer, pour le vôtre.

Ce soir-là, nous campions à proximité d’un village, un peu moins insignifiant que les précédents, du nom de Oualia. Le moment venu, je rentre dans ma tente, dans le but légitime d’y chercher le sommeil. J’y trouve Saint-Bérain, déshabillé jusqu’à la chemise et jusqu’au caleçon exclusivement. Ses vêtements sont jetés à la volée un peu partout. La couverture est faite. De prime abord, il est évident que Saint-Bérain a l’intention de coucher chez moi. Je m’arrête sur le seuil de la tente, et contemple mon hôte inattendu dans l’exercice de ses fonctions.

Saint-Bérain ne paraît pas surpris de me voir. D’ailleurs, Saint-Bérain n’est jamais surpris. Il est fort affairé, s’agite, furète partout, et jusque dans ma cantine qu’il a ouverte, et dont il a répandu le contenu sur le sol. Mais il ne découvre pas ce qu’il désire, ce qui l’enrage. Il se tourne vers moi, et, sans paraître autrement étonné de me voir, me déclare du ton le plus convaincu :

— Je déteste les gens distraits. C’est odieux.

J’approuve sans broncher :

— Odieux !… Mais que vous arrive-t-il, ô Saint-Bérain ?

— Figurez-vous, me répond-il, que je ne peux pas mettre la main sur mon pyjama… Je parie que cet animal de Tchoumouki l’a oublié à la dernière étape. C’est gai !

Je suggère :

— À moins qu’il ne soit dans votre cantine !

— Dans ma…

— Car celle-ci est à moi, cher ami, de même que cette tente hospitalière et ce lit virginal sont à moi.

Saint-Bérain roule des yeux égarés. Soudain, il prend conscience de son erreur, ramasse à la hâte ses vêtements épars et se sauve, comme s’il avait une meute de cannibales à ses trousses. Moi, je tombe sur mon lit et me roule.

Quel être délicieux !

Le lendemain, 7 décembre, nous venions de nous mettre à table, après l’étape du matin, quand nous aperçûmes des nègres qui semblaient nous épier. Le capitaine Marcenay ordonna à ses hommes de les chasser. Ils s’enfuirent, mais pour reparaître bientôt.

« Chassez le naturel, il revient au galop », crut devoir assurer à cette occasion le docteur Châtonnay, qui a la manie de citer à tout propos, et plus encore hors de propos, des vers qui n’ont généralement aucun rapport avec son sujet. Mais chacun a ses travers.

Moriliré, envoyé en reconnaissance, nous apprit que ces Noirs, au nombre d’une dizaine, étaient des marchands et des griots (sorciers), qui n’avaient aucune intention hostile et voulaient seulement, les uns nous vendre leurs produits, les autres nous divertir.