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plus que les morts. J’en ai enterré quelques-uns, ceux qui étaient mes amis, et aussi le chef, le capitaine Buxton…

J’entends à cet endroit une exclamation étouffée.

— Après cela, continue Tongané, j’ai erré de village en village et j’ai atteint le Niger. Je l’ai remonté dans une pirogue que j’avais volée, et je suis arrivé enfin à Tombouctou, juste comme les Français y entraient. J’avais mis près de cinq ans à faire le voyage. À Tombouctou, je me suis engagé comme tirailleur, et, quand j’ai été libéré, j’ai gagné le Sénégal, où vous m’avez rencontré.

Après un instant de silence, Mlle Mornas demande :

— Alors, le capitaine Buxton était mort ?

— Oui, maîtresse.

— Et c’est toi qui l’as enterré ?

— Oui, maîtresse.

— Tu sais donc où est sa tombe ?

Tongané rit.

— Bien sûr, dit-il. J’irais les yeux fermés.

Encore un silence, puis j’entends :

— Bonsoir, Tongané.

— Bonsoir, maîtresse, répond le nègre, qui sort de la tente et s’éloigne.

Mlle Mornas va se coucher, et moi j’en fais autant sans plus lambiner. Mais, à peine ai-je soufflé ma lanterne, que la mémoire me revient.

Buxton ?… Parbleu ! je ne connais que ça ! Où donc avais-je la tête ? Quel admirable reportage j’ai manqué, ce jour-là !

J’étais au Diderot à cette époque déjà reculée, et — qu’on excuse ces souvenirs personnels — j’avais proposé à mon directeur d’aller interviewer sur le théâtre même de ses crimes le capitaine révolté. Pendant des mois il recula devant les frais. Que voulez-vous ? Tout le monde n’a pas le sens de l’actualité. Quand il consentit enfin, il était trop tard. J’appris à Bordeaux, au moment de m’embarquer, que le capitaine Buxton était mort.

Maintenant, tout ça, c’est de l’histoire ancienne et vous me demanderez peut-être pourquoi je vous ai raconté cette conversation surprise entre Tongané et sa maîtresse ?… Vraiment, je ne le sais pas moi-même.

Le 8 décembre, je trouve encore sur mon carnet le nom de Saint-Bérain. Il est inépuisable, Saint-Bérain. Cette fois, c’est un rien, mais ce rien nous a beaucoup amusés. Puisse-t-il vous dérider quelques minutes !

Nous cheminions depuis deux heures à la première étape du matin, quand voilà Saint-Bérain qui pousse tout à coup des cris inarticulés et se trémousse sur son cheval de la manière la plus hilarante. Nous commençons déjà à rire, de confiance. Mais Saint-Bérain ne rit pas, lui. Péniblement, il met pied à terre et porte la main à cette partie de son individu sur laquelle il a coutume de s’asseoir, le tout en se livrant à des contorsions inexplicables.

On s’empresse. On s’informe. Que lui est-il arrivé ?

— Les hameçons !… murmure Saint-Bérain d’une voix mourante.

Les hameçons ?… Cela ne nous dit rien. C’est seulement plus tard, quand le dégât eut été réparé, que le sens de cette exclamation nous fut révélé.

On n’a peut-être pas oublié que, au moment où nous quittions Conakry, Saint-Bérain, rappelé à l’ordre par sa tante — ou sa nièce — s’était hâté d’accourir, en fourrant à pleines mains dans ses poches des hameçons qu’il venait d’acheter. Naturellement, il n’y avait plus pensé. C’étaient lesdits hameçons qui se vengeaient maintenant de ce sans gêne. Par suite d’un faux mouvement, ils s’étaient interposés entre la selle et le cavalier, et trois d’entre eux s’étaient implantés solidement dans la peau de leur propriétaire.