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tentions à notre égard, mais le capitaine ne se laissa pas influencer, et les invita avec fermeté à rentrer chez eux et à ne pas s’approcher à moins de cinq cents mètres de notre camp. On verra bientôt que ces précautions n’étaient pas inutiles.

M. Baudrières, fidèle ami de la prudence, approuva hautement le parti adopté, bien qu’il n’en connût pas la raison. Par contre, M. Barsac, qui se voyait déjà porté en triomphe sous des arcs de feuillages ornés de rubans tricolores, ne put cacher son dépit.

Aussitôt que les indigènes se furent retirés, il s’avança vers le capitaine Marcenay, qui se trouvait à deux pas de moi, ce qui me permit de ne rien perdre de la scène, et lui demanda d’un ton bref où perçait une sourde colère :

— Qui donc commande ici, capitaine ?

— Vous, monsieur le député, dit l’officier, froid mais poli.

— Dans ce cas, pourquoi avez-vous, sans me demander mon avis, donné l’ordre de camper, au lieu de loger chez les habitants, et de chasser ces braves nègres, animés pour nous des meilleures intentions ?

Le capitaine prit un temps, comme on dit au théâtre, et répondit avec calme :

— Monsieur le député, si, en votre qualité de chef de la mission, vous en choisissez l’itinéraire et en réglez la marche à votre gré, j’ai, moi aussi, un devoir à remplir, celui de vous protéger. Il est certain que j’aurais dû vous prévenir et vous faire connaître les motifs de ma conduite, mais j’ai voulu d’abord aller au plus pressé. Je vous prie donc de m’excuser, si j’ai négligé cette…

Jusqu’ici, c’est très bien. Le capitaine Marcenay s’est excusé de sa faute, et M. Barsac peut se considérer comme satisfait. Malheureusement — et il est possible qu’une rivalité d’un autre ordre n’y soit pas étrangère — le capitaine est nerveux, quoiqu’il se contraigne, et il va lâcher un mot maladroit qui mettra le feu aux poudres.

— Si j’ai négligé cette formalité, achève-t-il.

— Formalité !… répète M. Barsac, rouge de colère.

Il est du Midi, M. Barsac, et les gens du Midi sont réputés pour avoir du vif-argent dans les veines. Je sens que les sottises vont commencer.

M. Barsac reprend, tout frémissant :

— Et maintenant, du moins, daignerez-vous me les faire connaître, ces motifs qui doivent être bien puissants pour vous avoir ému à ce point ?

Là, qu’est-ce que je disais, voilà que ça se gâte. C’est au tour du capitaine d’être vexé. Il réplique d’un ton sec.

— J’avais appris qu’un complot se tramait contre nous.

— Un complot !… s’exclame ironiquement M. Barsac. Parmi ces braves nègres !… À trente-cinq kilomètres de Timbo !… En vérité !… Et qui donc vous l’a révélé, ce… complot ?

Il faut voir comment M. Barsac prononce : complot ! Il gonfle les joues, roule les yeux. Dieu ! qu’il est de Marseille, en ce moment !

— Malik, répond laconiquement le capitaine.

M. Barsac se met à rire. De quel rire !

— Malik !… Cette petite esclave que j’ai payée vingt-cinq sous !…

M. Barsac exagère. D’abord, Malik n’est pas une esclave, vu qu’il n’y a pas d’esclave en territoire français. Un député devrait savoir ça. Et puis, Malik est une femme très chère. C’est bel et bien vingt-cinq francs qu’elle a coûté, plus un vieux fusil et une pièce d’étoffe.

Cependant, M. Barsac continue.

— … Vingt-cinq sous !… Voilà une belle autorité, en effet, et je conçois que vous ayez eu peur…

Le capitaine a senti le coup. Au mot « peur », il a fait la grimace. Il se domine, mais on sent qu’il est furieux en dedans.