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— Vous me permettrez de ne pas partager vos craintes, poursuit cependant M. Barsac, qui se monte de plus en plus. Je tiens à être un héros, moi. Je vais donc aller au village, y coucher, et conquérir ce repaire à moi tout seul.

Nous voici au moment des vraies bêtises. Je l’avais prévu.

— Je ne vous le conseille pas, réplique le capitaine du tac au tac. J’ignore si Malik s’est ou non trompée, mais, dans le doute, j’ai pris le parti qu’exigeait la prudence. Je suis responsable de votre sécurité, je vous l’ai dit. Mes instructions, sur ce point, sont formelles, et je n’y faillirai pas, fût-ce, au besoin, malgré vous.

— Malgré moi !…

— Si donc vous tentiez d’enfreindre les ordres du commandant militaire, et si vous sortiez du camp, j’aurais le regret de vous consigner dans votre tente sous bonne garde. Et maintenant, serviteur, monsieur le Député. Je dois veiller à l’installation du camp, et n’ai pas le loisir de discuter davantage. J’ai bien l’honneur de vous saluer.

Là-dessus, le capitaine porte la main à son képi, exécute un demi-tour à droite des plus réglementaires, et s’éloigne, laissant le député du Midi à deux doigts d’une attaque d’apoplexie.

D’ailleurs, pour être franc, je n’en mène pas large, moi non plus.

La colère de M. Barsac est d’autant plus grande que cette scène se passe en présence de Mlle Mornas. Il va s’élancer à la suite du capitaine dans l’intention évidente de lui chercher une querelle qui pourrait avoir un dénouement tragique, lorsque notre aimable compagne l’arrête d’un mot :

— Restez là, monsieur Barsac, dit-elle. Le capitaine a eu tort, il est vrai, de ne pas vous prévenir, mais il s’en est excusé, et, à votre tour, vous l’avez blessé. Pour le surplus, en vous protégeant malgré vous-même, il accomplit son devoir, au risque de s’attirer votre courroux et de nuire à son avancement. Si vous étiez un peu généreux, vous devriez le remercier.

— C’est trop fort !

— Reprenez votre calme, je vous en prie, et écoutez-moi. Je viens de causer avec Malik. C’est elle qui a donné l’éveil à M. Marcenay et l’a informé du complot qui se préparait contre nous. Avez-vous entendu parler du doung-kono ?

M. Barsac secoue négativement la tête. Il n’écume plus, mais il boude.

— Je le sais, moi interrompt le docteur Châtonnay, qui s’est rapproché. C’est un poison mortel qui a cette particularité de ne tuer ses victimes qu’au bout d’une huitaine de jours. Savez-vous comment on l’obtient ? C’est assez curieux.

M. Barsac n’a pas l’air d’entendre. Le volcan éteint fume encore.

Mlle Mornas répond pour lui.

— Non, docteur.

— Je vais tâcher de vous l’expliquer, dit le docteur Châtonnay non sans une certaine hésitation, bien que ce soit très délicat… Enfin ! allons-y !… Sachez donc que, pour fabriquer du doung-kono, on prend une tige de petit mil (en nègre, samo) qu’on introduit dans l’intestin d’un cadavre. Vingt jours après, on la retire, on la fait sécher, on la pile. La poudre ainsi obtenue est versée dans du lait, dans une sauce, dans du vin, ou dans toute autre boisson, et, comme elle n’a aucun goût, on l’avale sans s’en apercevoir. Huit à dix jours plus tard, on enfle. L’abdomen surtout se gonfle d’une façon incroyable. Au bout de vingt-quatre heures, on succombe, et rien, pas un contrepoison, pas un remède, ne peut vous arracher à ce destin funeste, qui,

S’il n’est digne d’Atrée, est digne de Thyeste !

Bon ! encore un vers ! Je vois bien qu’il rime, parbleu, mais à quoi ?