Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/57

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— Très juste ! s’écrie-t-il. Mais il est, messieurs, une autre face de la question. Serait-il admissible que des représentants de la République, à peine au seuil d’une vaste entreprise, se laissassent…

Il parle bien, M. Barsac.

— … se laissassent décourager dès les premiers pas comme des enfants peureux ? Non, messieurs, ceux qui ont l’honneur de porter le drapeau de la France doivent posséder un ferme bon sens et un courage que rien n’abat. Ainsi, ils apprécieront sainement la gravité des dangers qu’ils peuvent courir, et, ces dangers exactement reconnus, ils leur feront face sans pâlir. Mais ces pionniers de la civilisation…

Par le Ciel, c’est un discours !… En voilà pour quelque temps !

— … ces pionniers de la civilisation doivent, par-dessus tout, faire preuve de circonspection et ne pas se hâter de porter un jugement d’ensemble sur toute une immense contrée, en se basant sur un fait unique, dont la réalité même n’est pas certaine. Ainsi que l’a dit excellemment le précédent orateur…

Le précédent orateur, c’est Mlle Mornas, tout simplement. Il sourit, le précédent orateur, et, pour couper court à ce flot d’éloquence, s’empresse d’applaudir à grand bruit. Nous applaudissons tous à son exemple, hors M. Baudrières, cela va de soi.

— La cause est entendue, dit Mlle Mornas au milieu du vacarme, et le voyage continue. Je répète donc que la prudence nous commande d’éviter toute effusion de sang qui pourrait entraîner des représailles. Si nous sommes sages, nous aurons pour principal objectif de cheminer paisiblement. C’est du moins l’avis de M. Marcenay.

— Oh ! alors ! si c’est l’avis de

M. Marcenay !… approuve M. Barsac, moitié figue, moitié raisin.

— Ne prenez pas votre air ironique, monsieur Barsac, réplique Mlle Mornas. Vous feriez bien mieux d’aller trouver le capitaine, que vous avez passablement rabroué tout à l’heure, et de lui tendre la main. En somme, peut-être lui devons-nous la vie.

M. Barsac a la tête chaude, mais c’est un brave et excellent homme. Il hésita juste ce qu’il fallait pour donner du prix à son sacrifice, puis se dirigea vers le capitaine Marcenay qui achevait d’organiser la garde du camp.

— Capitaine, un mot, lui dit-il.

— À vos ordres, monsieur le député, répondit l’officier en prenant la position militaire.

— Capitaine, continue M. Barsac, nous avons eu tort l’un et l’autre, tout à l’heure, mais moi plus que vous. Je vous prie donc de m’excuser. Voulez-vous me faire l’honneur de me donner la main ?

Cela fut dit avec beaucoup de dignité et n’eut rien d’humiliant, je vous assure. M. Marcenay en fut tout ému.

— Ah ! monsieur le député, fit-il, c’est trop ! J’avais déjà tout oublié !…

Ils se serrèrent la main, et je crois que, jusqu’à nouvel ordre, les voilà les meilleurs amis du monde.

L’incident Barsac-Marcenay terminé à la satisfaction générale, chacun de nous se retira sous l’abri qui lui était destiné. J’allais donc me coucher, lorsque je m’aperçus que, suivant sa coutume, M. de Saint-Bérain n’était pas là. Était-il donc sorti du camp, malgré la consigne ?

Sans prévenir mes compagnons de voyage, je me mis à sa recherche. J’eus la chance de rencontrer tout de suite son domestique, Tongané, qui me dit :

— Toi vouloir voir mossié Agénor ? Toi venir doucement. Nous voir lui cachément. Lui beaucoup rigolo !

Tongané me conduisit au bord d’un petit cours d’eau, en deçà de la ligne des sentinelles, et, dissimulé derrière un baobab, je vis, en effet, Saint-Bérain. Il paraissait