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fort occupé et tenait entre ses doigts un animal que je ne distinguais pas bien.

— Y en a ntori, me dit Tongané. Un ntori, c’est un crapaud.

Saint-Bérain ouvrit largement la gueule de la bête, et lui introduisit dans le corps une tige d’acier effilée à ses deux extrémités. Au milieu était attachée une forte ficelle, dont il tenait l’autre bout.

Le plus singulier, c’est que, pendant toute cette opération, Saint-Bérain ne cessa pas un instant de pousser des soupirs à fendre l’âme. Il avait l’air de cruellement souffrir, et je n’y comprenais rien. J’ai eu, depuis, le mot de l’énigme. Saint-Bérain souffrait, en effet, mais seulement d’infliger au malheureux ntori un traitement si barbare. Pendant qu’il cédait à sa passion pour la pêche, sa sensibilité protestait.

Après avoir déposé le crapaud dans les herbes de la rive, il se blottit derrière un arbre, un gros bâton à la main, et attendit. Nous fîmes comme lui.

Nous n’eûmes pas à attendre longtemps. Presque aussitôt, un animal bizarre, une sorte d’énorme lézard, apparut.

— Toi voir, me dit Tongané à voix basse, y en a belle « gueule-tapée » !

Gueule-tapée ?… Le docteur me dit le lendemain qu’on désigne ainsi une variété d’iguane.

La gueule-tapée, donc, avala le crapaud, puis voulut retourner à l’eau. Se sentant alors retenue par la ficelle, elle se débattit, et les pointes d’acier lui pénétrèrent dans les chairs. Elle était prise. Saint-Bérain tira l’animal à lui, et leva son bâton…

Qu’est-ce à dire ? Le bâton retombe sans force, tandis que Saint-Bérain pousse un véritable gémissement… Une fois, deux fois, trois fois, le bâton se lève menaçant ; une fois, deux fois, trois fois, il retombe inoffensif, avec accompagnement d’un lamentable soupir.

Tongané perd patience. Il s’élance hors de notre cachette, et c’est lui qui, d’un coup vigoureux, met fin à l’incertitude de son maître et aux jours de la gueule-tapée, qui n’avait jamais aussi bien mérité son nom.

Saint-Bérain pousse encore un soupir, de satisfaction cette fois. Déjà Tongané s’est emparé de l’iguane.

— Demain, dit-il, y en a manger queule-tapée. Moi faire cuire. Y aura beaucoup bon.

Il y eut « beaucoup bon », en effet.

Le 16 décembre, nous repartîmes dès l’aube. Nous contournâmes d’abord la ville, où l’on apercevait peu d’habitants à cette heure matinale. Ce vieux mécréant de Dolo Sarron nous regarda défiler, et je crus le voir esquisser à notre adresse un geste de menace.

À un kilomètre de là, nous traversâmes un bois composé de karités, de ntabas et de bans, à ce que nous apprit le docteur Châtonnay.

— Le ntaba, nous dit-il, est un ficus de grandes dimensions. Ses feuilles, larges de vingt-cinq à trente centimètres, sont employées pour abriter les campements. Ses fruits, qui mûrissent en juin, renferment trois ou quatre gros haricots qui baignent dans un jus très sucré. Les indigènes s’en régalent. Nous autres Européens, nous préférons le fruit du saba, qui rappelle notre cerise. Quant au ban, dont le fruit, vous le voyez, ressemble à notre pomme de pin, c’est un palmier. Ses branches sont employées à construire des toits de cases, des paniers servant aux transports, comme nous en avons quelques modèles dans notre convoi. Avec les feuilles, on fabrique des chapeaux, des nattes, des sacs à marchandises. Enfin, les branches séchées et fendillées font des torches excellentes. C’est avec ces torches, d’ailleurs, que nous nous éclairons.