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Un peu avant neuf heures, le sentier fut coupé par une rivière, où grouillaient, comme d’habitude, hippopotames et caïmans. Il nous fallut la traverser à gué. Je remarquai alors que c’était la première fois que nous étions dans ce cas. Jusqu’ici, ou bien nous avions trouvé des ponts, ou bien les eaux étaient si basses que c’est tout juste si nos montures avaient pu y tremper leurs sabots. Cette fois, c’était différent, nous avions devant nous une véritable rivière.

Par bonheur, son niveau était moins haut que nous ne l’avions craint. Nos chevaux furent mouillés à peine jusqu’au poitrail, et notre passage s’accomplit sans difficulté.

Mais, pour les ânes, ce fut une autre chanson. Lorsque ces animaux, d’ailleurs très chargés, eurent atteint le milieu de la rivière, ils s’arrêtèrent d’un commun accord. Les âniers s’efforcèrent vainement de les faire avancer. Ils se montrèrent aussi insensibles aux cris d’encouragement qu’aux coups de bâton.

— Ah ! moi connaître, fit l’un des âniers. Eux vouloir baptême.

— Oui ! oui ! répondirent ses collègues. Eux attendre baptême.

Chacun d’eux se baissant alors prit dans ses mains un peu d’eau, qu’il versa sur la tête des animaux dont il avait la garde, tout en prononçant des mots inintelligibles.

— C’est, expliqua M. Tassin, un usage immémorial dans ces pays. Au premier gué qu’il faut traverser, la règle est de baptiser les ânes. Vous allez voir que, maintenant que les rites sont accomplis, ils vont repartir sans difficulté.

Ce ne fut pas long, en effet.

Il faisait près de trente degrés à l’ombre. Les ânes, qui avaient probablement trouvé agréable la fraîcheur de l’eau, pensèrent sans doute qu’un bon bain leur serait plus agréable encore. Après deux ou trois joyeuses pétarades, ils se renversèrent gaiement dans la rivière, et se roulèrent avec tant de plaisir que leurs charges mal attachées commencèrent à s’en aller à la dérive.

Il fallut les repêcher. Les âniers s’y employèrent avec la sage lenteur qui les caractérise, de sorte que, sans les soldats du capitaine Marcenay, nous aurions perdu la moitié de nos provisions, de nos cadeaux, de nos marchandises d’échange, ce qui eût été un irréparable malheur.

Comme M. Barsac exhalait son impatience et sa mauvaise humeur en termes violents et qu’il apostrophait d’épithètes provençales mais injurieuses les âniers flegmatiques, Moriliré s’approcha de lui :

— Mani Tigui (commandant), lui dit-il doucement, toi pas crier.

— Que je ne me mette pas en colère !… Quand ces animaux-là vont me noyer pour cent mille francs de marchandises !…

— Pas bon, reprit le guide. Toi, beaucoup