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mes. Il n’y avait donc pas de fusil apparent. D’où venait cette terreur des nègres que nous croisions ?

Nous nous le demandions en vain, lorsque nous entendîmes un fracas métallique suivi d’un cri d’indignation poussé par M. de Saint-Bérain.

— Les coquins ! hurlait-il, furieux. Ils jettent des pierres sur mon étui à lignes ! Le voilà tout bosselé ! Attendez ! Attendez un peu, misérables !…

On eut toutes les peines du monde à l’empêcher de poursuivre ses agresseurs, et encore fallut-il que Mlle Mornas intervînt. Les nègres, voyant son bel étui nickelé étinceler au soleil, l’avaient pris pour un canon de fusil. De là leur effroi.

Pour éviter le retour de semblables méprises qui auraient pu nous attirer quelque méchante affaire, M. Barsac pria M. de Saint-Bérain de placer son trop brillant matériel dans les bagages, sur le dos d’un âne. Mais il n’y eut pas moyen de faire entendre raison à l’obstiné pêcheur, qui déclara que pour rien au monde il ne se débarrasserait de ses lignes. Tout ce que l’on put obtenir, ce fut qu’il enveloppât son étui nickelé dans un lambeau d’étoffe, de manière à en dissimuler l’éclat.

C’est un type, mon ami Saint-Bérain.

L’autre fait se passe à Kankan, où nous sommes arrivés, avec douze heures de retard sur nos prévisions, dans la matinée du 23, à cause d’un nouvelle fugue de Moriliré. Le 22, au moment de nous mettre en route pour la seconde étape de la journée, pas de Moriliré. On le cherche en vain de tous côtés, et il faut bien nous résigner à l’attendre.

Le lendemain, à la première heure, notre guide était d’ailleurs à son poste, et s’occupait du départ comme si de rien n’était. Cette fois, l’absence n’était pas niable. Aussi Moriliré ne perdit pas son temps en dénégations inutiles. Il expliqua qu’il avait dû retourner au précédent campement où il avait oublié les cartes du capitaine Marcenay. Ce dernier le tança vertement, et l’incident fut clos.

Je ne vous en aurais même pas parlé, si Saint-Bérain, avec sa fantaisie habituelle, n’avait essayé de le grossir en le dénaturant. Souffrant d’insomnie cette nuit-là, il avait, paraît-il, assisté au retour de notre guide. Or, n’est-il pas allé dire en grand mystère, au capitaine Marcenay, que Moriliré revenait non de l’ouest, d’où nous arrivions nous-mêmes, mais de l’est, c’est-à-dire du côté de Kankan où nous allions, qu’il ne pouvait, par conséquent, avoir été chercher un objet oublié, et que, par suite, il avait menti.

Sorti de toute autre source, un tel renseignement mériterait peut-être d’être tenu en considération, mais venant de Saint-Bérain !… Saint-Bérain est si distrait qu’il aura perdu le nord.

Revenons à nos moutons. Je vous disais donc que l’autre fait avait Kankan pour théâtre. Pendant que nous y errions, Mlle Mornas, M. Barsac, Saint-Bérain et moi, sous la conduite de Tchoumouki et de Moriliré…

Mais je m’aperçois que j’ai oublié d’éclairer ma lanterne, et qu’il convient de prendre les choses d’un peu plus loin.

Sachez donc que, les jours précédents, Moriliré n’avait cessé de nous importuner, les uns après les autres, en nous vantant les mérites d’un certain griot, plus spécialement un kéniélala (qui prédit l’avenir), domicilié à Kankan. À l’entendre, ce kéniélala posséderait une « double vue » étonnante, et, à maintes reprises, il nous avait pressés d’en faire personnellement l’expérience. Inutile de dire que, sans nous concerter, nous l’avions envoyé promener à l’unanimité. Nous ne sommes pas venus au coeur de l’Afrique pour consulter des somnambules plus ou moins extralucides.