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dum, quelques notes ethnographiques, avant de continuer mon histoire.

À Kokoro commence le pays des Bobos. Si le nom est plutôt drôle, les habitants le sont moins. De simples brutes.

Léger crayon de ces brutes :

Les hommes, en général assez bien faits, sont absolument nus. Les vieillards portent entre les jambes une bande d’étoffe appelée bila. Les vieilles femmes remplacent le bila par un bouquet de feuilles dans le bas du dos ; c’est plus coquet. Quelques jeunes gens, ceux qui donnent le ton de la mode, ont adopté le bila, en l’ornant, par-derrière, d’une queue en cotonnade terminée par une petite houppe. Voilà le suprême du genre ! Ajoutez à ce simple vêtement un collier de trois rangs de cauries, des jarretières, une feuille de palmier autour des chevilles, des boucles d’oreilles en fer et une flèche en corne ou un roseau traversant le nez, et vous aurez le type de l’élégant chez les Bobos.

Quant aux femmes, elles sont hideuses avec leurs bustes trop longs sur des jambes trop courtes, leur ventre proéminent pointu au nombril, et leur grosse lèvre inférieure traversée par une corne et un rouleau de feuilles de l’épaisseur d’une bougie. Il faut voir ça !

Quant aux armes : des sagaies et quelques fusils à pierre. Certains ont, en plus, un petit fouet auquel sont suspendus des gris-gris.

Ces gaillards-là ne sont pas difficiles sur l’article nourriture. Ils mangent sans répugnance de véritables charognes en putréfaction. Pouah ! Et leur mentalité est à l’avenant. Qu’on en juge d’après la manière dont nous sommes entrés en relation.

Cette ingénieuse transition m’amène tout naturellement à reprendre le fil de mon histoire.

La scène est à Kokoro, hier, 30 janvier. Il fait nuit. Au moment où nous arrivons à proximité du village, nous nous heurtons à une foule hurlante de nègres — nous en comptons au moins huit cents à la lumière des torches — qui ne paraissent pas animés des intentions les plus conciliantes. C’est la première fois que nous avons une réception de ce genre. Aussi nous arrêtons-nous un peu surpris.

Surpris, mais pas très inquiets. Tous ces lascars-là ont beau brandir leurs armes, il est clair qu’avec une décharge de mousqueterie, on balaierait sans peine tout ce joli monde. Le capitaine Marcenay donne un ordre. Ses hommes prennent en main leurs fusils, dont ils débouclent les étuis. Toutefois, ils ne les sortent pas. Le capitaine hésite, en effet. Tirer sur son prochain est toujours une chose grave, même quand ce prochain est un Bobo. Jusqu’ici, la poudre est restée muette, et on voudrait bien ne pas la faire parler.

Les choses en sont là, quand le cheval de Saint-Bérain, effrayé par les clameurs, fait une pointe irrésistible et pare des quatre pieds. Désarçonné, Saint-Bérain pique une tête magistrale et tombe en plein dans le tas des nègres.

Ceux-ci poussent des hurlements féroces, et se précipitent sur notre malheureux ami, quand…

… quand Mlle Mornas lance à toute bride son cheval parmi les Noirs. Aussitôt, l’attention se détourne de Saint-Bérain. On entoure la courageuse écuyère. Vingt sagaies sont dirigées contre elle…

— Manto ! crie-t-elle à ses agresseurs. Ntéa bé souba. (Silence ! Je suis sorcière.)

Tout en parlant, elle tire de l’arçon de sa selle une lampe électrique de poche qui s’y trouvait par bonheur, et l’allume, puis l’éteint alternativement, pour bien montrer qu’elle dispose du feu et des éclairs.

À cette vue, les hurlements s’apaisent, et il se fait autour d’elle un grand cercle respectueux, au milieu duquel s’avance Pin-