Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/73

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tié-Ba, déjà nommé. Il va nécessairement faire un discours. C’est la maladie de tous les gouvernants de la terre. Mais Mlle Mornas lui impose silence. Elle entend courir d’abord au secours de Saint-Bérain, qui n’a pas bougé depuis sa chute et doit être blessé, par conséquent.

Vérification faite par le docteur Châtonnay, qui a pénétré dans le cercle avec la même tranquillité que s’il entrait chez un client, Saint-Bérain est blessé. Il est même couvert de sang. Il est tombé si malencontreusement qu’un silex pointu lui a pratiqué une large entaille un peu plus bas que les reins.

Je songe à cet instant que voici réalisée l’une des prédictions du kéniélala. Tout arrive. Cela me donne bon espoir pour les autres, mais j’ai froid dans le dos en pensant au sort de mes articles.

Cependant le docteur Châtonnay a lavé la plaie. Il prend sa trousse et recoud le blessé, tandis que les nègres le contemplent avec une profonde stupéfaction.

Pendant que l’opération se poursuit, Mlle Mornas, qui est restée à cheval accorde à Pintié-Ba licence de parler. Celui-ci s’approche et lui demande en bambara, ou dans un charabia analogue, pourquoi le toubab (le toubab, c’est Saint-Bérain) les a attaqués avec un fusil. Mlle Mornas nie le fait. Le chef insiste et désigne l’étui que Saint-Bérain porte en bandoulière. On lui explique la vérité. Peine perdue, il faut, pour le convaincre, retirer l’enveloppe, ouvrir l’étui qui réfléchit à la lueur des torches et montrer les lignes que celui-ci contient.

À cette vue, les yeux de Pintié-Ba étincellent de convoitise. Ses mains se tendent vers cet objet brillant. Comme un enfant gâté, il le demande, il le veut, il l’exige. Saint-Bérain refuse avec indignation.

Mlle Mornas, qui voudrait consolider la paix toute récente, insiste en vain. À la fin elle se fâche.

— Mon neveu !… dit-elle sévèrement, en faisant de nouveau jouer sa lampe électrique dans la direction du pêcheur récalcitrant.

Saint-Bérain cède immédiatement et livre l’étui à lignes à Pintié-Ba, qui attribue son succès au pouvoir magique de la lampe électrique et à l’influence de la sorcière.

Quand cet imbécile est en possession de son trésor, c’est du délire. Il danse une gigue endiablée, puis, sur un signe de lui, toutes les armes disparaissent, et Pintié-Ba s’avance au milieu de nous.

Il nous tient un discours par lequel il nous invite, paraît-il, à circuler dans le village autant qu’il nous plaira et ordonne, pour le lendemain, un tam-tam en notre honneur.

Étant donné l’attitude pacifique des Bobos, le capitaine Marcenay, ne voit aucun inconvénient à ce que nous acceptions l’invitation. Le lendemain donc, c’est-à-dire aujourd’hui, au début de l’après-midi, nous rendons visite à nos nouveaux amis, tandis que notre escorte et notre personnel noir restent en dehors du tata.

Ah ! mes très chers, quel patelin ! Les goûts sont libres, mais, en ce qui me concerne, je préfère les Champs-Élysées.

Nous allons directement au « palais » du dougoutigui. C’est une agglomération de cases située au milieu du village, près du tas central des immondices, ce qui n’est pas pour l’embaumer. Extérieurement, ces cases, construites en pisé, sont badigeonnées avec de la cendre. Mais c’est l’intérieur qu’il faut voir ! La cour n’est qu’un bourbier servant de parc à des boeufs et à des moutons. Tout autour, les pièces ; il faut descendre pour y pénétrer. Ne l’essayez pas ! On y respire une odeur abominable qui prend à la gorge, et on doit lutter avec les chèvres, les poules et autres animaux de basse-cour qui s’y promènent en liberté.