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en tirer. On voit que c’est un habitué de l’interview.

7 février. — Il y a du nouveau, et la nuit a été fort agitée. Conséquence : nous ne sommes pas partis à l’heure habituelle, et nous ne ferons aujourd’hui qu’une seule étape, celle du soir.

Relatons les faits dans leur ordre chronologique. On en tirera forcément cette conclusion que la distraction peut quelquefois avoir du bon.

On avait décidé, hier, de ne rien dire à Moriliré et de se borner à le surveiller plus étroitement. Dans ce but, et afin de garder l’individu à l’oeil sans mettre les hommes de l’escorte dans la confidence de nos craintes, nous étions convenus de veiller à tour de rôle. Comme nous sommes six, y compris Mlle Mornas qui tient à compter pour un homme, ce n’est vraiment pas une affaire.

Conformément à ce programme, on a divisé la nuit, de neuf heures à cinq heures, en six fractions sensiblement égales, puis on a tiré ces fractions au sort. Nous sortons de l’urne dans l’ordre suivant : Mlle Mornas, M. Barsac, le capitaine Marcenay, moi, Saint-Bérain et M. Poncin. Tel est l’arrêt du destin.

À une heure du matin, mon tour arrive, et je remplace le capitaine Marcenay. Celui-ci me dit que tout va bien et me montre, d’ailleurs, Moriliré, qui dort non loin de nous, enroulé dans son doroké. La lune, qui est précisément dans son plein aujourd’hui, permet de discerner le visage noir du drôle et fait ressortir la blancheur de son vêtement.

Rien d’anormal pendant mon tour de garde, si ce n’est que, vers une heure et demie, je crois entendre ce même ronflement qui nous a tant intrigués le soir de notre première journée après Kankan. Le bruit paraît venir de l’est, mais il est, cette fois, si lointain, si faible, si insaisissable, que je ne suis pas encore très sûr à l’heure actuelle de l’avoir réellement entendu.

À deux heures et quart, je passe la consigne à Saint-Bérain et je vais me coucher. Je ne peux dormir. Manque d’habitude sans doute, le sommeil interrompu ne veut plus revenir. Après une demi-heure de lutte, j’y renonce et, je me lève, dans l’intention d’aller finir ma nuit en plein air.

À ce moment, j’entends de nouveau — tellement faible que je peux croire à une seconde illusion — ce même bruit de ronflement qui a, tout à l’heure, attiré mon attention. Cette fois, j’en aurai le coeur net. Je m’élance au-dehors, et je tends l’oreille dans la nuit…

Rien, ou, du moins, si peu de chose ! Un souffle qui décroît, décroît et meurt, par gradations insensibles dans la direction de l’est. Il faut me résigner à rester dans le doute.

Je me décide à aller retrouver Saint-Bérain, qui est en train de faire son tour de garde.

Surprise ! — (au fait ! est-ce une surprise ?) — Saint-Bérain n’est pas à son poste. Gageons que l’incorrigible distrait a oublié la consigne et qu’il s’occupe de tout autre chose. Pourvu que Moriliré n’en ait pas profité pour nous brûler la politesse !

Je m’en assure. Non, Moriliré ne s’est pas enfui. Il est toujours là, qui dort béatement, à plat sur le sol. J’aperçois sa face noire et son doroké blanc vivement éclairés par la lune.

Tranquillisé de ce côté, je me mets en quête de Saint-Bérain, dans l’intention de le tancer d’importance. Je sais à peu près où le trouver, car j’ai remarqué qu’une rivière coule non loin de notre campement. J’y vais tout droit, et, conformément à mes prévisions, j’aperçois une ombre au milieu du courant. Comment l’enragé pêcheur peut-il être à cette distance de la rive ? Il a donc le pouvoir de marcher sur les eaux ?