Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/90

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dépose respectueusement un baiser, s’éloigne, saute à cheval et se place à la tête de son détachement, qui s’est groupé pendant ce temps.

Un dernier salut à notre adresse, puis il lève son sabre. Les cent hommes s’ébranlent et partent au grand trot. Non sans un certain trouble, nous les suivons des yeux. En quelques minutes, ils sont hors de vue.

Nous voici seuls avec le lieutenant Lacour, ses deux sous-officiers et ses vingt hommes, dont nous ne soupçonnions pas l’existence il y a une heure. L’aventure s’est déroulée si rapidement que nous en sommes tout étourdis. Il s’agit, maintenant, de reprendre son calme.

Je reprends le mien assez vite, et je regarde nos nouveaux gardes du corps, afin de faire connaissance avec eux. Il se passe alors quelque chose de curieux. Au premier regard que je jette sur eux, j’ai un petit frisson — pas désagréable, ma foi ! — car j’ai tout à coup l’impression très nette qu’ils ressemblent tout à fait à des gens avec lesquels je n’aimerais pas me trouver au coin d’un bois.


X

la nouvelle escorte

(Carnet de notes d’Amédée Florence.)

Même jour, le soir. — Non, je n’aimerais pas me trouver avec eux au coin d’un bois, et pourtant j’y suis, ou plutôt je suis avec eux en pleine brousse, ce qui est pire, infiniment. Aussi la situation est-elle, à mes yeux, remplie de charme. Avoir conscience qu’on court un danger, un vrai, et ne pas connaître ce danger ; avoir l’intelligence tendue pour deviner ce qu’on vous cache, l’œil et l’oreille aux aguets pour parer le coup qu’on pressent, sans savoir d’où il viendra, rien de plus « excitant ». C’est pendant ces heures-là qu’on vit d’une manière vraiment intensive, et ces sensations dégottent joliment le plaisir d’un café-crème sur la terrasse du

Napolitain.

Allons ! Voilà que je m’emballe, selon ma coutume. En me montrant des bandits, alors que nous avons affaire, sans doute, à des tirailleurs très ordinaires et très quelconques, mon imagination ne me jouerait-elle pas un mauvais tour ? Et la lettre, la lettre authentique du colonel Saint-Auban, qu’est-ce que j’en fais ?

Ce qu’on voudra. La lettre du colonel Saint-Auban me gêne, je l’accorde, mais rien ne peut prévaloir contre l’impression que me causent notre nouvelle escorte et son commandant.

Et d’abord, cet officier, ces sous-officiers, ces soldats sont-ils des « militaires » ? Pour les Noirs, on ne peut savoir. Ces nègres se ressemblent tous. Pour l’officier, on est tenté de répondre oui. Par contre, on répond non sans hésiter en ce qui concerne les deux sergents. Des tirailleurs, ces têtes-là ? À d’autres ! Nul besoin d’être phrénologiste, physiognomoniste, ni tout autre savant en iste, pour lire sur ces faces-là : inquiétude de la bête traquée, goût des plaisirs grossiers, impulsivité sans contrôle, violence et cruauté. Charmant portrait !

Ce qui m’a frappé en premier lieu n’est qu’un détail, mais c’est ce détail qui a ouvert le robinet de mes cogitations. N’est-il pas bizarre, en effet, que ces hommes, sous-officiers compris, soient couverts de poussière, ainsi qu’il sied à des gens courant après nous depuis quinze jours, et que leur chef soit frais comme s’il sortait d’une boîte ? Car il est frais, et même à un point invraisemblable. Linge blanc, chaussures brillantes, moustache cirée, c’est tout à fait un joli garçon. Et sa tenue ? On dirait que le lieutenant Lacour va passer une revue. Il est d’ « ordonnance » de la tête aux pieds. Rien ne lui manque, pas un bouton, pas un fil, jusqu’à son pantalon qui a le pli marchand ! On n’a pas souvent l’occasion,