Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/91

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dans la brousse, d’admirer une telle élégance. Cet uniforme-là crie à qui veut l’entendre qu’on ne l’a jamais mis, qu’il est tout neuf, et celui qui le porte, dans son désir d’avoir l’air « officier », me semble avoir dépassé les limites de la vraisemblance.

Pour être si pimpant pendant que ses subordonnés sont aussi poussiéreux, le lieutenant Lacour ne nous donnait donc pas la chasse avec eux ?

Les deux sergents sont, au contraire, abondamment sales, mais, s’ils n’ont pas l’élégance exagérée de leur officier, ils pèchent, à mon avis, par l’excès opposé. Leurs uniformes (?) semblent venir du « décrochez-moi ça ». Ils sont en loques. Leurs pantalons sont beaucoup trop courts et largement rapiécés, et aucun numéro, aucun signe quelconque n’indique leur régiment. J’ai peine à croire qu’on entretienne aussi mal des soldats français, fussent-ils des engagés à court terme. Autre remarque plus difficile à traduire : il m’apparaît que les propriétaires de ces vieux uniformes n’ont pas l’habitude de les porter. Sans que je puisse expliquer très bien pourquoi, ils n’ont pas l’air d’être « chez eux » dans leurs vêtements.

Telle est la liste complète de mes remarques et observations. On trouvera peut-être que c’est maigre et que j’ai grandement tort de me laisser influencer par des particularités insignifiantes, qui s’expliquent peut-être le plus simplement du monde ? Je ne dis pas non, car je ne suis pas loin d’avoir moi-même cette opinion. En cherchant à préciser, pour les noter sur ce carnet, les raisons de ma méfiance, je suis le premier à les trouver bien faibles. Mais c’est aussi que cette méfiance est surtout instinctive, et cela, je ne peux le rendre avec des mots.

Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à ajouter à ce qui précède. Pour la discipline, notamment, rien à dire. Même, elle serait plutôt trop stricte, à mon idée. Les sentinelles sont à leur poste et se relèvent régulièrement. La tenue générale est parfaite, trop parfaite peut-être.

L’escorte se divise nettement en trois groupes qui ne fraient aucunement avec le surplus du convoi. Le premier comprend les vingt tirailleurs soudanais. En dehors de leurs heures de garde, ils ne se quittent pas, et, chose incroyable quand il s’agit de Noirs, ils parlent à peine. Ils font leur popote en silence, ou ils dorment. On ne les entend pas. Ils obéissent au doigt et à l’oeil à leurs sous-officiers, qu’ils paraissent beaucoup redouter. Il semblerait, en somme, que ces vingt nègres sont très tristes et qu’ils ont peur.

Le deuxième groupe réunit les sous-officiers. Ceux-ci causent, mais exclusivement ensemble, et toujours à mi-voix. Malgré mon oreille de reporter, je n’ai pu, jusqu’ici, saisir au vol que peu de mots sans importance.

Le troisième et dernier groupe est composé du lieutenant Lacour tout seul. Ce lieutenant Lacour est un homme de petite taille, qui me fait l’effet d’être un monsieur pas commode. Il a des yeux bleu pâle, des yeux d’acier, comme on dit, qui n’expriment pas précisément une bienveillance universelle. Pas bavard, et sauvage avec ça. De tout l’après-midi, je ne l’ai vu sortir de sa tente que deux fois, et uniquement pour inspecter ses hommes. Cette opération n’est pas variée. En apercevant leur chef, les tirailleurs se lèvent et se mettent en ligne. Le lieutenant, raide comme un piquet, passe devant eux, tandis que son regard glacé les parcourt de la tête aux pieds, puis il disparaît chez lui, sans avoir adressé la parole à personne. En mettant tout au mieux, j’ose dire que cet élégant officier ne sera pas, du moins, un joyeux compagnon.

De toute la journée, je n’ai pas aperçu Mlle Mornas.