Page:Verne - L’Étonnante Aventure de la mission Barsac, parue dans Le Matin, avril à juillet 1914.djvu/95

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L’ironie discrète de ma question passe inaperçue.

— À quoi bon ? répond M. Barsac. Ce voyage n’est pas seulement utile, il est nécessaire.

Je répète, sans comprendre :

— Nécessaire ?…

Tout à fait de bonne humeur, M. Barsac me prend familièrement le bras, et, sur le ton de la confidence, il m’explique :

— Entre nous, mon cher, je veux bien vous accorder que, depuis un certain temps déjà, les Noirs que nous rencontrons sont loin d’être assez dégrossis pour qu’on puisse en faire des électeurs. Je vous accorderai encore, si vous m’en pressez, que nous n’avons aucune chance d’être plus heureux, tant que nous tournerons le dos à la côte. Mais, ce que je vous dis à vous, je ne le dirai pas à la tribune de la Chambre. Or, si nous terminons ce voyage, les choses se passeront de la manière suivante : Baudrières et moi, nous déposerons un rapport dont les conclusions seront diamétralement opposées. Ces rapports seront renvoyés à une commission. Là, ou nous nous ferons de mutuelles concessions, et l’on accordera l’électorat à quelques nègres en bordure de l’océan, ce qui constituera une victoire à mon actif, ou nous ne ferons aucune concession, et l’affaire sera enterrée. Au bout de huit jours, on n’y pensera plus, et personne ne saura si les faits m’ont donné tort ou raison. Dans les deux cas, rien ne s’opposera à ce que Baudrières ou moi, selon le vent, nous ayons un jour ou l’autre le portefeuille des Colonies. Que je revienne, au contraire, sans avoir accompli ma mission jusqu’au bout, ce sera proclamer moi-même que je me suis fourvoyé, mes ennemis crieront à tue-tête que je ne suis qu’une vieille ganache, et je serai définitivement coulé.

M. Barsac fait une petite pause, puis il conclut par cette pensée profonde :

— N’oubliez jamais cette vérité, monsieur Florence : un homme politique peut se tromper. Cela n’a aucune importance. S’il reconnaît son erreur, il est perdu.

Je savoure la maxime et je m’en vais content. Je suis très content, en effet, car je connais maintenant les raisons de chacun.

En quittant M. Barsac, je tombe en arrêt sur le carnet de M. Poncin, que celui-ci a, par hasard, oublié sur un pliant. Mes instincts de journaliste prennent le pas sur ma bonne éducation, et j’ouvre délibérément le carnet. Il y a trop longtemps qu’il m’intrigue. Il y a trop longtemps que je me demande ce que notre silencieux compagnon peut bien y écrire du matin au soir. Je vais enfin le savoir.

Hélas ! je suis puni de ma curiosité. Je n’aperçois qu’un hérissement de chiffres