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et de lettres embrouillés à plaisir et totalement incompréhensibles. Ce ne sont que des « p. j. 0, 0009 », des « p. K. c. 135, 08 » des « M. 76, 18 », et ainsi de suite.

Un mystère de plus ! Pourquoi cette écriture secrète ? M. Poncin aurait-il donc quelque chose à cacher ? Trahirait-il, lui aussi ?

Allons, encore une marotte. Il faudra soigner ça. Quelle idée de suspecter ce brave homme ! Je lui fais trop d’honneur, car, je peux bien le dire à ce carnet sur lequel j’écris pour moi seul, il n’est pas fort, M. Poncin.

Mais on est journaliste ou on ne l’est pas. À tout hasard, je copie des exemples de ces hiéroglyphes choisis parmi ceux qui reviennent presque quotidiennement. J’obtiens :

5 D. V. t. 7. H. 3306. M. 472, 28. F 1895. P. v. 1895 : 7 = 270, 71. K. c. 122. P. k. c. 3306 : 122 = 27, 09. P. t. 27, 09 X 54, 600 = 1 479114. 16 F. V. t. 81. H. 12 085. M. 149, 19. F. 6654. P. v. 6654 : 81 = 82, 15. K c. 1401. P. K. c. 12 085 : 1401 = 8, 62. P. t. 8, 62 X 54600 = 470 652.

Je remets le carnet en place, et je me sauve avec mon butin. Ça servira peut-être. On ne sait jamais.

Dans l’après-midi, promenade. Je me fais accompagner par Tongané, qui prend le cheval de Tchoumouki, meilleur que le sien. Nous allons dans la campagne au petit trot. Au bout de cinq minutes, Tongané, que la langue démange, me dit ex abrupto :

— Y en a bon Tchoumouki partir. Tchoumouki sale nègre. Lui trahir.

En voilà bien d’une autre ! Comment ! Tchoumouki nous trahissait, lui aussi ? Je comprends que c’est le moment de me documenter. Je fais l’étonné.

— C’est Moriliré que tu veux dire.

— Y en a pas bon Moriliré, prononce énergiquement Tongané. Mais Tchoumouki même chose Moriliré. Dire nègres : « Y a pas bon marcher. » Donner beaucoup dolo toubab (eau-de-vie), beaucoup argent, beaucoup or.

De l’or entre les mains de Moriliré et de Tchoumouki ? C’est invraisemblable.

— Tu veux dire qu’ils donnaient des cauries aux nègres, pour s’en faire bien voir ?

— Pas cauries, insiste Tongané. Beaucoup or.

Et il ajoute ce détail, qui me renverse :

— Beaucoup or english.

— Tu connais donc l’or anglais, Tongané ?

— Ioo, me répond le Noir. Moi Achanti. Moi connaître livchterlignes.

Je comprends que Tongané, par ce vocable singulier, nomme à sa manière les livres sterling. Le mot est drôle. J’ai tenté l’orthographe phonétique pour le transcrire, mais, dans la bouche de Tongané, c’est mieux. Toutefois, je n’ai pas envie de rire, en ce moment. De l’or — et de l’or anglais ! — entre les mains de Tchoumouki et de Moriliré !… Je suis confondu. Bien entendu, je n’en laisse rien paraître, et j’ai l’air de n’attacher aucune importance au renseignement.

— Tu es un brave garçon, Tongané, dis-je à mon compagnon, et, puisque tu connais si bien les livchterlignes, prends cette petite pièce d’or à l’effigie de la République française.

— Y a bon République ! crie, au comble de la joie, Tongané, qui fait sauter en l’air la pièce que je lui offre, la rattrape au vol et l’insinue dans une des fontes de la selle.

Son visage exprime aussitôt de l’étonnement, et, de la cavité dans laquelle il l’a introduite, sa main retire un gros rouleau de papier, objet peu courant chez les nègres, en effet. Je pousse un cri, et j’arrache à Tongané ce rouleau que j’ai parfaitement reconnu.

Mes articles ! Ce sont mes articles ! Mes articles si remarquables restés dans les fontes de ce coquin de Tchoumouki ! Je vérifie. Hélas ! ils y sont bien tous, à compter du