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cinquième inclusivement. Combien sévèrement ne doit-on pas me juger à l’Expansion française ! Je suis déshonoré, à jamais perdu de réputation !

Tandis que je roule ces tristes pensées, nous continuons à nous éloigner au petit trot de nos chevaux. Nous devons être à six kilomètres du camp environ, lorsque je m’arrête soudainement. Je viens de découvrir quelque chose de curieux.

C’est, presque en bordure du chemin, un espace large de six à sept mètres, long de cinquante à peu près, tracé au milieu de la brousse. Dans cet espace, les hautes herbes sont couchées, écrasées, beaucoup même sont coupées net comme aurait pu le faire une faux gigantesque. Or, et c’est cela surtout qui a attiré mon attention, dans la partie ainsi dénudée, on distingue nettement deux ornières parallèles, semblables à celles que nous avons remarquées près de Kankan, c’est-à-dire profondes de huit à dix centimètres à l’une de leurs extrémités et s’effaçant insensiblement à l’autre bout. Cette fois, le côté profond est à l’est.

Je fais malgré moi un rapprochement entre cette couple d’ornières et le bourdonnement entendu l’autre soir. À Kankan aussi, nous l’avions entendu, le bourdonnement étrange, avant de constater sur le sol ces inexplicables traces.

Quel rapport y a-t-il entre ces deux phénomènes — bourdonnement, couple d’ornières — et le kéniélala de Kankan ? Je n’en vois pas. Pourtant, ce rapport doit exister, puisque, tandis que je considère ces énigmatiques sillons, mon subconscient évoque de lui-même la vilaine figure du sorcier nègre. Et voilà que cette vérité m’apparaît soudain que, des quatre prédictions de ce farceur, la troisième, après les deux premières, vient de se réaliser !

Alors, seul avec mon noir compagnon dans cette immensité, déserte, un frisson — le second, en comptant celui d’hier — me parcourt de la nuque au talon, et, pendant un instant, songeant au mystère qui m’entoure, j’ai peur.

C’est exquis, surtout dans de pareilles conditions. Malheureusement, ça ne dure pas, car je ne suis pas très bien organisé pour la peur. Mon point faible, à moi, c’est la curiosité. Aussi, tandis que nous revenons, je ressasse à satiété les irritants problèmes qui me sont posés et m’entête à en poursuivre la solution. Cet exercice m’absorbe tellement que je ne vois plus rien autour de moi.

En arrivant au camp, je sursaute. Tongané, sans aucun préambule, m’a dit tout à coup :

— Toulatigui (lieutenant) y a pas bon. Sale tête singe.

Je réponds sans même y penser, ce qui est mon excuse :

— Tu parles !…

17 février. — Forte étape aujourd’hui, et plus forte encore hier. Cinquante kilomètres dans ces deux jours. Tchoumouki n’a pas reparu — la canaille ! On s’en aperçoit. Sous la direction unique de Tongané, nos âniers et porteurs font merveille, et marchent avec le maximum d’entrain dont ils sont capables.

Pendant ces deux jours, les craintes que j’avais conçues se sont atténuées, je le confesse. L’escorte a fait correctement son métier, qui, d’ailleurs, n’est pas difficile. Les vingt hommes, en deux files, encadrent le convoi, comme l’encadraient ceux du capitaine Marcenay. Je remarque seulement qu’ils n’échangent pas, avec notre personnel noir, ces facéties de même couleur dont leurs prédécesseurs n’étaient pas avares. Cela fait honneur, en somme, à leur discipline.