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Page:Verne - La Maison à vapeur, Hetzel, 1902.djvu/392

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la maison à vapeur.

instinct de conservation la ramena à la margelle du puits, — l’instinct seul, car la raison, à la suite de ces effroyables scènes, l’avait déjà abandonnée. Après tout ce qu’elle avait souffert depuis le commencement du siège, dans la prison du Bibi-Ghar, sur le théâtre du massacre, après avoir vu égorger sa mère, sa tête s’était perdue. Elle était folle, folle, mais vivante ! ainsi que venait de le reconnaître Munro. Folle, elle s’était traînée hors du puits, elle avait rôdé aux environs, elle avait pu quitter la ville, au moment où Nana Sahib et les siens l’abandonnaient, après la sanglante exécution. Folle, elle s’était sauvée dans les ténèbres, allant devant elle, à travers la campagne. Évitant les villes, fuyant les territoires habités, çà et là recueillie par de pauvres raïots, respectée comme un être privé de raison, la pauvre folle était allée ainsi jusqu’aux monts Sautpourra, jusqu’aux Vindhyas ! Et, morte pour tous, depuis neuf ans, mais l’esprit toujours frappé par le souvenir des incendies du siège, elle errait sans cesse !

Oui ! c’était bien elle !

Le colonel Munro l’appela encore… Elle ne répondit pas. Que n’aurait-il pas donné pour pouvoir l’étreindre dans ses bras, l’enlever, l’emporter, recommencer près d’elle une nouvelle existence, lui rendre la raison à force de soins et d’amour !… Et il était lié à cette masse de métal, le sang coulait de ses bras par les entailles qu’y creusaient ces cordes, et rien ne pouvait l’arracher avec elle de ce lieu maudit !

Quel supplice, quelle torture, que n’avait même pu rêver la cruelle imagination de Nana Sahib ! Ah ! si ce monstre eût été là, s’il eût su que lady Munro était en son pouvoir, quelle horrible joie il en eût ressenti ! Quel raffinement il aurait sans doute ajouté aux angoisses du prisonnier !

« Laurence ! Laurence ! » répétait sir Edward Munro.

Et il l’appelait à voix haute, au risque de réveiller l’Indou, endormi à quelques pas, au risque d’attirer les Dacoits, couchés dans la vieille caserne, et Nana Sahib lui-même !

Mais lady Munro, sans comprendre, continuait à le regarder de ses yeux hagards. Elle ne voyait rien, des épouvantables souffrances que subissait cet infortuné, qui la retrouvait au moment où lui-même allait mourir ! Sa tête se balançait, comme si elle n’eût pas voulu répondre !

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi ; puis, sa main s’abaissa, son voile retomba sur sa figure, et elle recula d’un pas.

Le colonel Munro crut qu’elle allait s’enfuir !