Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/107

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S’il a été possible d’établir entre les deux villes un pont de bateaux que remplace maintenant un superbe pont suspendu sur deux piles intermédiaires, il serait autrement difficile d’établir le pont moral qui réunirait dans un même sentiment de sympathie les deux cités.

Et, enfin, si le voyageur veut les contempler chacune sous leur aspect le plus pittoresque, qu’il aille voir Buda de Pest et Pest de Buda. Il ne regrettera son excursion ni d’un côté ni de l’autre.

Du reste, en ce moment, Pest présentait une animation toute particulière ; les étrangers y affluaient ; les paysans, venus des environs, encombraient les marchés ; sur les quais s’allongeaient des files de véhicules à quatre roues, surmontés à l’arrière d’une petite tente aux toiles bariolées sous laquelle s’étalaient les paniers de légumes et de fruits et les caisses de volailles. La circulation devenait difficile à travers les rues et jusque dans les quartiers plus reculés. Nombre d’embarcations, sans parler des grands chalands et des dampfschiffs, descendaient et remontaient le fleuve. Ilia Krusch eût difficilement trouvé à remiser sa barge près de la rive gauche, s’il n’eût connu ce petit coin désert, à l’extrémité de la ville, où elle était maintenant confiée à la garde d’un agent de la police.

Et pourquoi tout ce mouvement dans un chef-lieu du Comitat ? C’est que la Diète était alors réunie à Pest en cette première semaine du mois de juin. Les radicaux, réfractaires à l’influence autrichienne, entreraient en lutte plus ou moins courtoise avec les légistes qui représentaient le parti modéré. Au-dessus du palais se déroulaient les longs plis verts, blancs et rouges du drapeau hongrois.

Or, il advint que pendant quelques jours, les passions que soulève la Diète allaient être réprimées par les passions enflammées d’une affaire qui eut un moment de retentissement sous le nom d’affaire Krusch. On va voir dans quelles conditions les villes rivales prirent fait et cause pour ou contre l’infortuné lauréat de la Ligne Danubienne. Et, tout d’abord, au début, avant d’en rien connaître, on fut Kruschiste à Pest, antikruschiste à Buda.

Sur l’injonction qu’il avait reçue, sans même demander la qualité de celui qui l’arrêtait, ni pourquoi on l’arrêtait, Ilia Krusch, en homme obéissant et soumis, avait pris pied sur le quai.

« Marchons ! » lui fut-il dit aussitôt.

Et Ilia Krusch avait marché, il est vrai entre les deux agents, car il lui fallut bien les reconnaître pour tels. Et encore, dût-il s’estimer heureux qu’on ne lui eût pas mis les menottes. Du reste, il l’eût souffert sans mot dire, étant donné sa nature si particulièrement adoucie par un long exercice de la pêche à la ligne.

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