Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/119

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duite d’un fou… ou mieux, d’un individu qui avait choisi ce prétexte pour échapper aux poursuites pendant la navigation jusqu’à l’embouchure du fleuve.

« Certes, pensait Ilia Krusch, il eût été à bon droit plus suspect que moi-même, et j’ai bien fait de ne point attirer l’attention sur lui ! »

Non ! pas une fois, il ne vint à l’idée de ce brave Krusch que M. Jaeger pût être Latzko, pas une fois !… un si excellent homme, un ami dont il appréciait tant l’amitié !… Lui, le chef de cette association de fraudeurs !… Allons donc !…

« Et lorsque je le reverrai, disait Ilia Krusch, car je compte bien le revoir, je lui dirai tout cela, et il me remerciera, et s’écriera : M. Krusch, vous êtes le meilleur homme que j’ai jamais rencontré sur cette terre ! »

Après s’être coudé à angle droit près de Waïtzen pour descendre du nord au sud jusqu’à Pest, le Danube continue à promener ses eaux en cette direction. Il la conserve même jusqu’à la bourgade de Vukovar pendant plus de trois cents kilomètres, en tenant compte de ses multiples détours. Tandis qu’Ilia Krusch se laissait entraîner au courant, partant le matin, s’arrêtant le soir, il voyait s’étendre vers l’est tout l’immense puszta.

C’est la plaine hongroise par excellence que limitent à plus de cent lieues les montagnes de la Transylvanie. En la desservant, le chemin de fer de Pest à Basiach traverse une infinie étendue de lande déserte, de vastes pâturages, de marais immenses où pullule le gibier aquatique. Cette puszta, c’est la table toujours généreusement servie pour d’innombrables convives à quatre pattes, des milliers et des milliers de ruminants, une des grandes richesses du royaume de Hongrie. À peine s’il s’y rencontre quelques champs de blé ou de maïs. Et c’est aussi la plaine historique, par excellence, où règnent maintenant le berger, le Kanasz, le gardien de chevaux, le csîko, et les poètes[1], à toute époque, l’ont chantée dans leurs poèmes nationaux.

La largeur du fleuve est considérable alors. Il était animé par le va-et-vient des embarcations qui transportaient les riverains d’un bord à l’autre. Et il n’était pas rare qu’Ilia Krusch fût reconnu au passage. De là, des saluts cordiaux et des gestes de bonne amitié. Son procès l’avait rendu tellement célèbre qu’il ne pouvait plus songer à fuir les manifestations, et s’il fût entré dans les maisons des bergers ou des pêcheurs, chez les fermiers qui ont l’aspect de gentilshommes campagnards, il eût aperçu au-dessus de la cheminée de la grande salle, le portrait plus ou moins ressemblant du lauréat de la Ligne Danubienne.

  1. Lancelot cite Alexandre Petoëfy, le « Béranger magyar » (NDLR).
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