Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/129

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— Moi, monsieur Jaeger ?… Je n’ai affaire qu’à l’embouchure du Danube, et comme nous avons encore plus de trois cents lieues…

— Il ne faut pas perdre une minute, monsieur Krusch, il ne faut pas perdre une minute ! » répondit M. Jaeger.

Quant à cette question de curiosité à satisfaire, elle n’existait pas pour Ilia Krusch. Alors qu’il exerçait le métier de pilote, il s’était souvent arrêté à Belgrade, soit pour y charger, soit pour y décharger des cargaisons. La vue qui s’offre aux regards de l’esplanade de sa citadelle, le Konak ou palais du pacha qui y dresse ses gros murs en massif carré, la ville mixte, entourant la forteresse, avec ses quatre portes qui flanquent l’enceinte, le faubourg où se concentre un commerce de grande importance, puisque les marchandises destinées non seulement à la Serbie, mais à toutes les provinces turques, y sont entreposées[1], ses rues qui, par la disposition des boutiques, et leur achalandage le font ressembler à un quartier de Constantinople, la ville neuve étendue le long de la Save, avec son palais, son sénat, ses ministères, ses larges voies de communication plantées d’arbres, ses confortables maisons particulières, tout ce contraste pour ainsi dire brutal avec la vieille cité, Ilia Krusch n’en était plus à connaître cet ensemble bizarre qui constitue Belgrade. Quant à M. Jaeger, en admettant qu’il fût arrivé pour la première fois dans cette curieuse capitale de la Serbie, n’avait-il pas eu le loisir de la visiter depuis quarante-huit heures. Ni l’un ni l’autre n’avaient donc de motif pour y séjourner plus longtemps. Ainsi que l’avait dit Ilia Krusch, le parcours était long encore jusqu’aux bouches du fleuve. À partir de Belgrade, les grandes cités seraient plus rares, telles Nicopoli, Rouschtchouk, Silistrie, Ismaïl, et tout en tenant compte des relâches indispensables, la navigation pourrait s’effectuer dans les meilleures conditions de rapidité.

Cette après-midi, la barge, sans avoir été signalée à l’enthousiasme populaire, reprit donc, vers cinq heures, le courant du Danube. Elles ne tardèrent pas à disparaître, ces deux cités, si ennemies l’une de l’autre jadis, si amies maintenant, et qui ne justifieraient (plus) les semonces du poète des Orientales[2]. Lorsque le Danube se met en colère à présent, ce n’est plus contre Semlin ou contre Belgrade, dont il menace d’éteindre le canon,

  1. On peut lire dans le Voyage de Paris à Bucarest de M. Duruy (1860) continué par M. Lancelot, son compagnon de route : Belgrade, « transformé en port franc deviendrait bientôt le Hambourg de l’Orient. Mais pour que cette destinée s’accomplisse, une condition préalable est nécessaire : l’expulsion des Turcs ». C’est actuellement chose faite. (Note de l’auteur.)
  2. Victor-Hugo avait écrit (cité par Lancelot) :

    « Allons ! la turque et la chrétienne !
    Selmin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
    On ne peut, le ciel me soutienne !
    Dormir un instant sans que vienne
    Vous éveiller d’un bruit jaloux
    Belgrade ou Semlin en courroux ! »

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