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Il convient d’observer que si les pêcheurs à la ligne sont calmes, silencieux alors qu’ils fonctionnent, ce sont les gens les plus bruyants du monde en dehors de leurs fonctions, et lorsqu’il s’agit de raconter leurs hauts faits, ils valent les chasseurs, ce qui n’est pas peu dire.

On était à la fin d’un déjeuner des plus substantiels, qui avait rassemblé une centaine de convives autour de la table du cabaret. Tous des chevaliers de la ligne, des enragés de la flotte, des fanatiques de l’hameçon. Il y avait lieu d’admettre que leur gosier s’était singulièrement asséché pendant les exercices de cette belle matinée d’avril. Aussi nombre de bouteilles figuraient-elles au milieu de la desserte, ayant cédé la place aux diverses liqueurs qui accompagnaient le café, rack, tiré du riz fermenté, tafia des Indes orientales, ratafia, tiré du cassis, curaçao, eau-de-vie de Dantzig, genièvre, élixir de Garus, gouttes d’Hoffmann, Kirsch-Wasser, Keetsch-Wasser, Korsoli de Turin, Scubac, et même whisky extrait de l’orge d’Écosse, bien que la société ne comptât dans ses rangs aucun fils de la verte Érin[1].

Trois heures après-midi sonnaient au Rendez-vous des Pêcheurs, lorsque les convives, de plus en plus montés en couleur, quittèrent la table. Quelques-uns titubaient et cherchaient appui sur leurs voisins. Mais le plus grand nombre, pour dire la vérité, se tenaient ferme sur leurs jambes. N’étaient-ils pas habitués à ces longues séances épulatoires, qui se renouvelaient plusieurs fois dans l’année, à propos des concours de la Ligne Danubienne. Ces concours étaient très suivis, très fêtés, ayant grande et légitime réputation, réputation sur le haut cours autant que sur le bas cours du célèbre fleuve, jaune et non bleu comme le chante la fameuse Valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la Bavière, de l’Autriche, de la Hongrie, des provinces roumaines accouraient les concurrents, grâce au dévouement, à l’activité, au bon renom du président de la Ligne, le Hongrois Miclesco.

La Société comptait déjà cinq ans d’existence. Avec l’apport des souscripteurs,

elle prospérait. Ses ressources, toujours croissantes, lui permettaient d’offrir des prix d’une certaine importance dans ses concours. Elle luttait en outre, et non sans avantage, contre des associations rivales et sa bannière étincelait des médailles obtenues à chacune de ses victoires. Elle se tenait au courant de la législation en matière de pêche fluviale, soutenant ses droits aussi bien contre l’État que contre les particuliers, et, en tout pays, on le sait, chacun peut pêcher dans les fleuves, rivières, cours d’eau navigables, soit à la ligne flottante, soit à la ligne de fond. La Société possédait en plusieurs points sur le parcours du fleuve des étangs, des réserves sous la surveillance de ses gardes assermentés pour son

  1. Ignorance ou plaisanterie, « la verte Érin » désigne l’Irlande et non l’Écosse (NDLR).
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