Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/155

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Quant aux villes et villages, même précaution était prise, et le chaland ne s’arrêtait jamais à leurs quais. C’était toujours à quelques centaines de toises au-dessous qu’il cherchait son mouillage. Jamais non plus d’amarrage à une berge, ou de relâche à l’embouchure des affluents, tels la Jalomitza, le Bouzeb et autres. De là, non seulement impossibilité de communiquer, mais impossibilité de se sauver pendant la nuit. Lorsque, dans l’après-midi du 16, le chaland arriva à la hauteur de Braïla, ville de la rive gauche, où la largeur du fleuve est considérable, il en passa à une telle distance qu’on ne pouvait distinguer les maisons dominées par les hautes montagnes de l’ouest.

Et, à ce propos, le soir venu, lorsque le chaland eut pris son mouillage, avant qu’on leur eût enjoint de réintégrer leur cabine, Ilia Krusch de dire, non sans un gros soupir :

« Voyez-vous, monsieur Jaeger, j’aurais pourtant fait de bonnes affaires à Braïla… J’ai toujours vu le poisson s’y bien vendre… Mais sur ce bateau qui a l’air de redouter les villes bulgares ou valaques comme si la peste y était, il n’y a rien à faire !

— De la philosophie, monsieur Krusch, se contenta de lui répondre son compagnon, et qui ne serait philosophe si ce n’est un pêcheur à la ligne ? »

Il est à noter qu’aucun rapport ne s’était établi entre les anciens passagers de la barge et l’équipage du chaland. Aucun marinier ne leur adressait la parole, et on les tenait toujours à l’écart. Ces hommes, d’ailleurs, n’étaient point de très engageante mine, des gens vigoureux, mais évidemment de nature plutôt grossière ; pour la plupart, semblait-il, d’origine hongroise ou valaque, comme leur patron. Seul, celui-ci questionnait Ilia Krusch à propos du pilotage, ou lui donnait ses ordres lorsqu’arrivait l’heure de la halte. En dehors de ces occasions, ni bonjour ni bonsoir, comme on dit.

Quant à M. Jaeger, on paraissait n’y faire aucune attention, et, de son côté, il se tenait en dehors le plus possible. Lorsque parfois les regards du patron se fixaient sur lui, il détournait les yeux, et affectait une complète indifférence.

En somme, aucun incident de navigation. À la tempête, qui avait été si furieuse pendant la nuit du 11 au 12, avait succédé un temps moyen avec vent plutôt faible. En cette moitié du mois de juillet, la température était déjà élevée, le soleil insoutenable, lorsque les nuages n’en tempéraient pas l’ardeur. Il est vrai, la brise de mer se faisait généralement sentir dans l’après-midi, et ne tombait qu’avec le soir. Mais les nuits étaient chaudes, et il arrivait le plus souvent que les mariniers s’étendaient sur le pont pour y jouir d’un meilleur sommeil.

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