Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/23

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Pour achever cette après-midi, il y eut lieu de boire une dernière fois au succès de la Ligne Danubienne, et ce fut fait avec une telle conscience qu’il ne resta pas une seule goutte des divers liquides, ni dans les flacons ni dans les verres. Et ce jour-là, si la cave du cabaret du Rendez-vous des Pêcheurs ne fût pas entièrement vidée, c’est que l’hôtelier avait eu la précaution de s’approvisionner en conséquence. Mais il était temps que ces indésaltérables buveurs prissent la clef des champs.

C’est ce qui arriva vers six heures du soir, après que le président Miclesco eut serré la main de tous ses confrères, en les invitant au prochain concours de pêche dont la date et le lieu seraient ultérieurement fixés. Étant données les nationalités différentes qui se rencontraient dans la Ligne Danubienne, l’usage voulait que ces concours fussent successivement transportés dans chacun des États que traverse le grand fleuve. Aussi, nombre des membres qui s’y disputaient les diplômes et les primes venaient-ils de fort loin, et, cette fois, puisqu’il s’était tenu à Sigmaringen, presque aux sources du Danube, long serait le voyage de retour de ceux qui habitaient les dernières provinces aux environs de son embouchure.

En ce qui concernait Ilia Krusch, il n’aurait à faire que la moitié de ce trajet, puisqu’il avait dit demeurer dans une des petites villes de la Hongrie.

Il va de soi que les journaux de l’Europe centrale firent grand bruit à l’occasion de ce concours qui deviendrait célèbre dans les annales de la Ligne Danubienne. Il était rare, et même cela n’était jamais arrivé, que le même lauréat eût été proclamé premier dans les deux catégories du poids et du nombre. On ne s’étonnera donc pas du retentissement qu’acquit le nom d’Ilia Krusch. Le (…)[1] de Vienne, le (…)[1] de Budapest, le (…)[1] de Belgrade lui consacrèrent d’élogieux articles. La Hongrie devait être fière d’avoir produit un tel héros. Il fut célébré non seulement en prose, mais en vers, et mainte chanson parut en son honneur.

Comment cet homme modeste — et nul doute qu’il ne le fût, ainsi qu’on en avait pu juger — prit-il tant de gloire ? Ferma-t-il l’oreille aux éclats des cent trompettes de la renommée qui lui arrivaient de tous les coins de l’horizon ? Allait-il rentrer tranquillement dans sa petite ville, où il reprendrait le cours d’une existence probablement des plus calmes, et qui devait être adonnée à cette irrésistible passion de la pêche à la ligne ?… Personne ne l’eût pu dire. La cérémonie terminée, son filet et son épuisette d’une main, sa gaule de l’autre, il s’était éloigné vers l’amont, tandis que ses confrères regagnaient Sigmaringen.

  1. a, b et c En blanc dans le manuscrit.
24