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Le canot d’Ilia Krusch était long d’une douzaine de pieds, une barge à fond plat, mesurant quatre en son milieu. À l’avant, s’arrondissait une sorte de rouf, de tôt, si l’on veut, sous lequel deux hommes auraient pu trouver abri, le jour, s’il faisait mauvais temps, la nuit, s’ils voulaient y dormir. Literie et couvertures occupaient la longueur de ce tôt, qu’une porte fermait. En abord de la barge, s’étendaient des coffres latéraux, propres à recevoir d’un côté des habits, du linge, garde-robe très rudimentaire au total. À l’arrière, un autre coffre qui formait banc contenait divers ustensiles, un petit réchaud à charbon où le pot-au-feu trouvait sa place et qui servait à griller les pommes ou les viandes. D’ailleurs, Ilia Krusch avait toute facilité pour se ravitailler quotidiennement en combustible et en comestibles dans les villes, bourgades ou villages riverains. L’occasion ne lui manquait pas de vendre le produit de sa pêche, si elle avait été fructueuse. Assurément, au cours de ce voyage, qui devait rendre plus illustre encore le nom du lauréat de la Ligne Danubienne, les acheteurs ne feraient défaut ni sur la rive gauche ni sur la rive droite.

Inutile d’ajouter que cette barge était pourvue de tous les engins de pêche qui constituent le matériel du véritable pêcheur, cannes, gaules, épuisettes, montures, flotteurs, plombées, sondes, hameçons, mouches artificielles, réserve de crins et de cordonnet, trousse bien fournie, appâts pour les diverses sortes de poissons. Matin et soir, et même pendant la journée, tout en dérivant, Ilia Krusch pêcherait à la ligne. À la tombée du jour, il irait vendre son poisson, dont il comptait tirer bon profit ; puis, à la nuit close, il se blottirait sous son tôt et dormirait d’un bon sommeil jusqu’au retour de l’aube. Il se remettrait alors en plein courant, et continuerait cette tranquille et facile navigation, sans jamais avoir à demander ni un halage sur les rives ni une remorque aux vapeurs du fleuve.

Ainsi s’écoula la première journée. Lorsque la barge se rapprochait des rives, les curieux y affluaient toujours. Ilia Krusch était salué au passage. Les bateliers eux-mêmes — et ils sont nombreux sur le Danube — suivaient avec intérêt ses manœuvres. Ils échangeaient des propos avec lui et ne ménageaient pas leurs applaudissements, lorsque l’adroit pêcheur tirait quelque beau poisson hors de l’eau.

Et de fait, ce jour-là, Ilia Krusch en prit une trentaine, des barbeaux, des brèmes, des gardons, des épinoches, plusieurs de ces mulets qui sont plus particulièrement désignés sous le nom de hotus. Et, lorsque la vallée commença de s’assombrir sous les voiles du crépuscule, l’embarcation s’arrêta près d’une berge de la rive gauche, à une douzaine de lieues de son point de départ.

Pas une fois, Ilia Krusch n’avait été gêné par les remous qui se forment aux tournants du fleuve, pas une fois il n’avait dû recourir à l’aviron.

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