Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/75

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De Lintz à Vienne, le lit du fleuve se dessine sur une longueur de cinquante lieues environ à tenir compte de ses multiples détours, distance qui pourrait être franchie en quatre ou cinq jours, s’il ne surgissait aucun obstacle. Lesquels, d’ailleurs ? Que la navigation d’un grand bateau puisse être entravée soit par une fausse manœuvre, soit par l’encombrement dans les passes étroites, c’est admissible. Mais une légère embarcation, tirant un pied d’eau à peine et dirigée par un pratique aussi prudent qu’Ilia Krusch, c’était une hypothèse dont il n’y avait pas à se préoccuper.

Une autre cause de retard pour la grande batellerie du Danube, c’était, à cette époque, les sévères et fréquentes visites des agents de la douane. Aucun marinier ne pouvait s’y soustraire, et que de temps perdu à fouiller les cargaisons. Depuis la réunion de la Commission internationale à Vienne, la question de la contrebande n’avait pas fait un pas. Qu’elle continuât à s’exercer, pas de doute à ce sujet, non plus que sur les moyens employés par les fraudeurs. Quant à leur chef, ce Latzko, on essayait en vain de se lancer sur ses traces. Il dépistait les plus habiles limiers. On avait aussi des raisons de croire qu’il n’embarquait pas sur les bateaux de contrebande. Mais, d’une retraite inconnue, il devait diriger le mouvement. Ce qui était certain, c’est que tous les chalands visités jusqu’ici l’avaient été inutilement par les agents de la police et de la douane.

Il va de soi que la barge d’Ilia Krusch n’aurait pu être soupçonnée. Et, tout en riant, il disait :

« Eh bien, et moi ?… Est-on sûr que je ne passe pas des marchandises en fraude, et, qu’après les avoir prises du côté de Sigmaringen, je ne les transporte pas à l’embouchure du Danube ?…

— Et qui sait ?… » répondait M. Jaeger sur le même ton.

Au-delà de cette charmante bourgade de Grejn, bâtie sur la rive gauche du fleuve, un violent tumulte d’eaux se fit entendre, comme s’il eût existé un barrage à quelques centaines de toises en aval.

« Ce sont les tourbillons du Strudel, dit Ilia Krusch. Autrefois, ce passage était très dangereux pour la grande batellerie, et il s’y est produit plus d’une catastrophe. Mais les travaux l’ont beaucoup amélioré déjà, et on les continue depuis une centaine d’années qu’ils furent entrepris. »

Ces travaux, en effet, remontent au règne de Marie-Thérèse, et ils auront eu pour résultat d’assurer au passage du Strudel deux mètres d’eau, même à l’époque des plus fortes sécheresses.

Lorsque la barge fut arrivée à l’île rocheuse de Werder, longue de près d’un kilomètre, large de quatre cents mètres, M. Jaeger demanda à son compagnon quel bras il suivrait :

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