Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/76

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« Si j’avais un chaland à diriger, monsieur Jaeger, répondit Ilia Krusch, je prendrais le bras gauche où les bas-fonds sont moins dangereux. Mais, avec notre barge, il n’y a rien à craindre et nous prendrons le bras droit, puisque le courant nous y porte plus directement.

— Alors les bateaux n’y passent jamais ?…

— Jamais, car ce serait de l’imprudence.

— Eh bien, monsieur Krusch, si cela ne vous contrarie pas, je préfèrerais descendre à gauche de l’île Werder… Vous le savez, cette question de batellerie m’intéresse toujours… Je songe même pas à entrer dans une affaire de ce genre, si je peux me rendre compte par moi-même…

— Qu’à cela ne tienne ! répondit l’obligeant M. Krusch, toujours prêt à obliger M. Jaeger. Nous n’y perdrons pas une demi-heure ! »

C’est donc ce qui fut fait, et la barge s’engagea à travers le bras gauche du fleuve.

Trois chalands dérivaient alors, à la suite les uns des autres. Leur voile serrée, ils ne marchaient que sous l’action du courant que l’étroitesse du lit rend plus rapide. En même temps que M. Jaeger les regardait manœuvrer, il semblait observer leur équipage avec un soin particulier.

Les mariniers d’ailleurs ne prêtaient aucune attention à cette barge montée par deux hommes. Elles sont nombreuses les petites embarcations, qui vont incessamment d’une rive à l’autre du Danube. Et, en ce moment, ces mariniers étaient trop occupés à se diriger dans les eaux profondes afin d’éviter les bas-fonds. Les ordres du pilote retentissaient, et il n’y avait qu’à les suivre ponctuellement. Lorsque la direction devait être modifiée, on le faisait au moyen de fortes gaffes, appuyées contre les entailles du plat-bord. Mais c’était une grosse besogne, qui exigeait grande adresse, et sérieuse connaissance des difficultés du Strudel.

Il arrivait donc ceci : c’est que si M. Jaeger, pour une raison quelconque, observait surtout les mariniers, Ilia Krusch s’intéressait davantage aux opérations du pilote. Il semblait qu’il y prit personnellement part, et, comme instinctivement, ces mots s’échappaient de sa bouche :

« Un peu à gauche, ou il va s’engraver !… Bonne manœuvre, celle-ci… À droite le gouvernail, à droite !… Bon… le voilà remis en route… Le chaland de tête va bien… les autres n’ont qu’à suivre ! Mais que tous prennent bien garde au tournant du Wirbel !… C’est là le plus dangereux ! »

Du reste, le courant entraînait la barge plus vite que ce chapelet de bateaux, et d’ailleurs, elle passait là où ils n’auraient pu passer, ce qui abrégeait sa route. En une vingtaine de minutes, elle se trouva donc en aval.

M. Jaeger, qui s’était tenu debout sur le tôt, afin de mieux voir, vint alors reprendre sa place près de M. Ilia Krusch à l’arrière.

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