Page:Verne - Le Beau Danube Jaune.djvu/87

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C’était un homme dans toute la vigueur de l’âge, entre quarante et quarante-cinq ans, figure énergique, traits durs, sans barbe, l’allure de l’homme habitué au grand air, rompu à tous les exercices violents. Il présentait à la fois le type du paysan et du marinier. Coiffé d’un chapeau rond à larges bords, chaussé de bottes qui montaient jusqu’à ses genoux, vêtu d’une veste sous laquelle apparaissait la ceinture rouge qui serrait le pantalon à la taille, il s’enveloppait d’une large cape de laine, lui tombant de la tête aux pieds, ce qui lui permettait, s’il lui plaisait, de ne point se laisser reconnaître.

Était-ce Latzko, le chef de l’association des fraudeurs, celui que l’on cherchait depuis plusieurs années ? ni Karl Dragoch, ni aucun des agents ne l’eût pu dire, puisqu’on ne l’avait jamais vu. Dans tous les cas, si c’était ce Latzko, c’est que la nouvelle de sa capture, accueillie par M. Jaeger avec une visible incrédulité, était fausse. Peut-être même n’y avait-il pas eu engagement entre ses compagnons et les agents dans les environs de Presbourg, et, assurément, le président de la Commission, M. Roth, n’avait dû recevoir aucun rapport de Dragoch à ce sujet. D’ailleurs, depuis leur arrivée à Vienne, M. Jaeger et Ilia Krusch devaient-ils savoir à quoi s’en tenir sur cette prétendue arrestation.

Ce qui est certain, c’est que, depuis quelque temps déjà, le nouveau venu se trouvait avec quelques-uns des contrebandiers de l’autre côté du Danube, sur la rive droite, où avaient été dirigées une partie des marchandises de fraude. Après les avoir embarquées, sans que cet embarquement eût donné l’éveil à la police, le chaland, traversant le fleuve, avait accosté un peu en aval, presque au confluent de la Morave. Une quinzaine des hommes étaient alors passés sur la rive droite pour compléter la cargaison, et ils étaient venus à l’auberge, sous la direction de ce chef, afin d’escorter les deux charrettes pendant la dernière étape.

Quant aux objets qu’elles transportaient, des étoffes, des vins de prix, du tabac, des conserves de diverses sortes, ils avaient été transportés dans la région des Petites Karpates, et lorsque le chaland aurait reçu ce dernier chargement, tous y embarqueraient, et il saurait bien échapper aux recherches de la douane, de la police pendant les centaines de lieues qui le séparaient encore des embouchures du Danube.

Du reste, c’était bien à ce Latzko qu’était due la fondation de cette association de fraudeurs, un homme à ne reculer devant aucune extrémité. Le personnel, de même que son chef, ne craignait ni Dieu ni diable, comme on dit. Il avait des ramifications très étendues dans toute cette longue vallée du Danube ; quant à craindre d’être trahi par l’un des siens, non, car tous s’enrichissaient dans cette fructueuse contrebande. Jusqu’ici, les bateaux étaient toujours arrivés à destination, sans que la fraude eût été jamais découverte.

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