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le chancellor.

silence. En silence aussi s’est écoulée cette journée du 22 décembre. Chacun s’est replié en lui-même, mais il est évident que les mêmes pensées naissent dans l’esprit de tous. Il me semble que l’on se regarde avec des yeux différents et que le spectre de la faim apparaît déjà. Jusqu’ici, nous n’avons pas encore été absolument privés de boire et de manger. Mais, maintenant, la ration d’eau va être nécessairement réduite, et quant à la ration de biscuit… !

À un certain moment, je me suis approché du groupe des matelots, étendus à l’avant, et j’ai entendu Flaypol dire d’un ton ironique :

« Ceux qui doivent mourir feraient bien de mourir tout de suite.

— Oui, répond Owen ! Au moins, ils laisseraient leur part aux autres ! »

La journée s’est passée dans un abattement général. Chacun a reçu sa demi-livre de biscuit réglementaire. Les uns l’ont dévorée immédiatement avec une sorte de rage, les autres l’ont prudemment ménagée. Il me semble que l’ingénieur Falsten a divisé sa ration en autant de parts qu’il fait habituellement de repas par jour.

Si un seul doit survivre, Falsten sera celui-là.

xxxvii

Du 23 au 30 décembre. — Après la tempête, le vent a halé le nord-est, et il se maintient à l’état de belle brise. Il faut en profiter, puisqu’il tend à nous rapprocher de la terre. Le mât, rétabli par les soins de Daoulas, est solidement assujetti, la voile est rehissée dans le bout, et le radeau marche vent arrière à raison de deux milles à deux milles et demi par heure.

On s’est occupé aussi de rajuster une godille, qui est faite au moyen d’un espar et d’une large planche. Elle fonctionne tant bien que mal ; mais, sous l’allure que le vent imprime au radeau, il n’est pas besoin d’un grand effort pour le maintenir.

La plate-forme est également réparée avec des coins et des cordes, qui en rapprochent les planches disjointes. Les pavois de tribord, enlevés par la lame, sont remplacés et nous couvrent des atteintes de la mer. En un mot, tout ce qu’il est possible de faire pour consolider cet assemblage de mâts et de vergues a été fait, mais le pire danger n’est pas là.