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journal du passager j.-r. kazallon.

ne voit même plus la surface de l’eau. Le brouillard s’élève de l’Océan comme une nuée épaisse, mais on sent bien qu’au-dessus brille un soleil ardent, qui aura bientôt pompé toutes ces vapeurs.

Vers sept heures, je crois entendre des cris d’oiseaux au-dessus de ma tête. Robert Kurtis, toujours debout, écoute avidement ces cris. Ils se renouvellent par trois fois.

À la troisième fois, je m’approche, et j’entends le capitaine qui murmure d’une voix sourde :

« Des oiseaux !… Mais alors… la terre serait donc proche !… »

Robert Kurtis croit-il donc encore à la terre ? Je n’y crois pas, moi ! Il n’existe ni continents, ni îles. Le globe n’est plus qu’un sphéroïde liquide, comme il était dans la seconde période de sa formation !

Cependant, j’attends le lever de la brume avec une certaine impatience, — non que je compte apercevoir la terre, mais cette absurde pensée d’une espérance irréalisable m’obsède, et j’ai hâte de m’en débarrasser.

Vers onze heures seulement, le brouillard commence à se dissiper. Tandis que ses épaisses volutes roulent à la surface des flots, j’entrevois par des trouées supérieures l’azur du ciel. De vifs rayons percent la brume et nous piquent comme des flèches de métal rougies à blanc. Mais cette condensation des vapeurs s’opère dans les hautes couches, et je ne puis encore observer l’horizon.

Pendant une demi-heure, ces tourbillons nous enveloppent, et ils ne se dissipent pas sans peine, car le vent fait absolument défaut.

Robert Kurtis, appuyé sur le bord de la plate-forme, cherche à percer cet opaque rideau de brumes.

Enfin, le soleil, dans toute son ardeur, nettoie la surface de l’Océan, le brouillard recule, la clarté se fait dans un rayon plus étendu, l’horizon apparaît…

Il est, cet horizon, ce qu’il a toujours été depuis six semaines, — une ligne continue et circulaire, sur laquelle se confondent le ciel et l’eau !

Robert Kurtis, après avoir regardé autour de lui, ne prononce pas un seul mot. Ah ! je le plains sincèrement, puisque, de nous tous, il est le seul qui n’ait pas le droit d’en finir quand il le voudra. Pour moi, je mourrai demain, et, si la mort ne me frappe pas, j’irai au-devant de la mort. Quant à mes compagnons, j’ignore s’ils sont encore vivants, mais il me semble que bien des jours se sont écoulés depuis que je ne les ai vus.

La nuit est arrivée. Je n’ai pu dormir un seul instant. Vers deux heures, la