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martin paz.

Quant aux Espagnols, ces fiers descendants de Pizarre, ils marchaient tête haute, comme au temps où leurs ancêtres fondaient la Cité des rois. Leur mépris traditionnel enveloppait tout à la fois et les Indiens qu’ils avaient vaincus, et les métis, nés de leurs relations avec les indigènes du Nouveau-Monde. Les Indiens, eux, comme toutes les classes réduites à la servitude, ne songeant qu’à briser leurs fers, confondaient dans une même aversion les vainqueurs de l’ancien empire des Incas et les métis, sorte de bourgeoisie, pleine d’une morgue insolente.

Mais ces métis, Espagnols par le mépris dont ils accablaient les Indiens, Indiens par la haine qu’ils avaient vouée aux Espagnols, se consumaient entre ces deux sentiments également vivaces.

C’était le groupe de ces jeunes gens qui s’agitait près de la jolie fontaine qui s’élève au milieu de la Plaza-Mayor. Drapés dans leur poncho, pièce de coton taillée en carré long et percée d’une ouverture qui donne passage à la tête, vêtus de larges pantalons rayés de mille couleurs, coiffés de chapeaux à vastes bords en paille de Guayaquil, ils parlaient, criaient et gesticulaient.

« Tu as raison, André, » disait un petit homme fort obséquieux, que l’on nommait Millaflores.

Ce Millaflores était le parasite d’André Certa, jeune métis, fils d’un riche marchand qui avait été tué dans une des dernières émeutes du conspirateur Lafuente. André Certa avait hérité d’une grande fortune, et il la faisait habilement valoir au profit de ses amis, auxquels il ne demandait que d’humbles condescendances en échange de ses poignées d’or.

« À quoi bon ces changements de pouvoir, ces pronunciamientos éternels qui bouleversent le Pérou ? reprit André à haute voix. Que ce soit Gambarra ou Santa-Cruz qui gouverne, il n’importe, si l’égalité ne règne pas ici !

— Bien parlé, bien parlé ! s’écria le petit Millaflores, qui, même sous un gouvernement égalitaire, n’eût jamais pu être l’égal d’un homme d’esprit.

— Comment ! reprit André Certa, moi, fils d’un négociant, je ne puis me faire traîner que dans une calèche attelée de mules ? Est-ce que mes navires n’ont pas amené la richesse et la prospérité dans ce pays ? Est-ce que l’utile aristocratie des piastres ne vaut pas tous les vains titres de l’Espagne ?

— C’est une honte ! répondit un jeune métis. Et tenez ! Voilà don Fernand, qui passe dans sa voiture à deux chevaux ! Don Fernand d’Aguillo ! C’est à peine s’il a de quoi nourrir son cocher, et il vient se pavaner fièrement sur la place ! Bon ! En voilà un autre ! le marquis don Végal ! »

Un magnifique carrosse débouchait, en ce moment, sur la Plaza-Mayor.