Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/52

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avec l’approbation, mais avec les remerciements du grand-père. Bref, l’enfant devint une charmante jeune fille, que je regardais, en ce moment, avec beaucoup de discrétion, d’ailleurs, pour ne point la gêner.

Mlle de Lauranay était née en 1772. Elle avait donc vingt ans alors. D’une taille assez grande pour une femme, blonde, les yeux bleus très foncés, les traits charmants, d’une tournure pleine de grâce et d’aisance, elle ne ressemblait guère à tout ce que j’avais pu voir de la population féminine de Belzingen. J’admirais son air honnête et doux, pas plus sérieux qu’il ne faut, sa physionomie heureuse. Elle possédait quelques talents, aussi agréables pour soi-même que pour les autres. Elle touchait gentiment du clavecin, se défendant d’y être forte, bien qu’elle parût de première force à un maréchal des logis tel que moi. Elle peignait aussi de jolis bouquets de fleurs sur des écrans de papier.

On ne s’étonnera donc pas que M. Jean Keller fût devenu amoureux de cette personne, ni que Mlle de Lauranay eût remarqué tout ce qu’il y avait de bon, d’aimable, dans ce jeune homme, ni que les familles eussent vu avec joie l’intimité de deux enfants, élevés l’un près de l’autre, se changer peu à peu en un sentiment plus tendre. Ils se convenaient, ils avaient pu s’apprécier. Et si le mariage n’était pas fait encore, cela tenait à un excès de délicatesse chez M. Jean, — délicatesse que comprendront tous ceux qui ont le cœur haut placé.

En effet, on ne l’a pas oublié, la situation des Keller ne laissait pas d’être fort compromise. Avant le mariage, M. Jean aurait voulu que ce procès d’où dépendait son avenir, fût terminé. S’il le gagnait, rien de mieux. Il apporterait à Mlle de Lauranay une certaine fortune. Mais, si le procès était perdu, M. Jean se trouverait alors sans rien. Certainement, Mlle Marthe était riche, elle devait l’être plus encore après son grand-père. Eh bien, M. Jean répugnait à venir prendre sa part de cette richesse. Suivant moi, ce sentiment ne peut que l’honorer.