Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/69

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Quant à moi, ma position prêtait à réfléchir.

J’étais en congé régulier, il est vrai, et dans un pays qui n’avait pas encore rompu avec la France. Mais pouvais-je oublier que j’appartenais au Royal-Picardie, que mes camarades se trouvaient en garnison à Charleville, presque à la frontière ?

Certainement, s’il y avait choc avec les soldats de François d’Autriche ou de Frédéric-Guillaume de Prusse, le Royal-Picardie serait au premier rang pour recevoir les premiers coups, et j’eusse été désespéré de ne pas être là afin d’en rendre bonne mesure.

Je commençais donc à m’inquiéter sérieusement. Cependant je gardais mes ennuis pour moi, ne voulant attrister ni Mme Keller ni ma sœur, et je ne savais à quel parti m’arrêter.

Enfin, dans ces conditions, la position d’un Français était difficile. Ma sœur le comprenait aussi en ce qui la concernait. Certainement, de son plein gré, elle ne consentirait jamais à se séparer de Mme Keller. Mais ne pouvait-il se faire que l’on prît des mesures contre les étrangers ? Et si le Kalkreuth venait nous donner vingt-quatre heures pour quitter Belzingen ?

On conçoit donc quelles devaient être nos inquiétudes. Elles n’étaient pas moins grandes, quand nous songions à la situation de M. de Lauranay. Si on l’obligeait à sortir du territoire, à traverser un pays en état de guerre, quel voyage plein de dangers pour sa petite-fille et pour lui ! Et le mariage qui n’était pas fait, où et quand se ferait-il ? Aurait-on le temps de le célébrer à Belzingen ? En vérité, on ne pouvait compter sur rien.

Chaque jour, cependant, il passait à travers la ville des troupes qui venaient prendre la route de Magdebourg, de l’infanterie, de la cavalerie, — surtout des uhlans, — puis, des convois de poudre et de boulets, des équipages par centaines. C’était un bruit incessant de tambours, des appels de trompettes. Entre temps, il se faisait fréquemment des haltes de quelques heures sur la grande place. Et alors que d’allées et venues, arrosées de verres de shnaps et de kirschenwasser, car la chaleur était déjà forte !