Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/82

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fois, je rencontrai l’agent de Kalkreuth, le pied de banc. Il me regardait d’une façon qui lui aurait valu une maîtresse gifle, si cela n’avait pas dû compliquer les choses. Cette surveillance ne laissait pas de m’inquiéter. J’en étais particulièrement l’objet. Aussi ne vivais-je plus, et la famille Keller était dans les mêmes transes que moi.

Il n’était que trop visible que Mlle Marthe versait bien des larmes. Quant à M. Jean, s’il cherchait à se contenir, il n’en souffrait que davantage. Je l’observais. Il devenait de plus en plus sombre. Il se taisait en notre présence. Il se tenait à l’écart. Pendant ses visites à M. de Lauranay, il semblait qu’une pensée l’obsédait qu’il n’osait dire, et, quand on croyait qu’il allait parler, ses lèvres se refermaient aussitôt.

Le 28 au soir, nous étions réunis dans le salon de M. de Lauranay. M. Jean nous avait priés d’y venir tous. Il voulait, avait-il dit, nous faire une communication qui ne pouvait être remise.

On avait commencé par s’entretenir de choses et d’autres ; mais la conversation tombait. Il se dégageait un sentiment très pénible — ce sentiment que nous ressentions tous, ainsi que je l’ai fait observer, depuis la déclaration de guerre.

En effet, la démarcation de race entre Français et Allemands, cette déclaration l’accentuait davantage. Au fond, nous le comprenions bien, M. Jean se sentait le plus atteint par cette complication déplorable.

Bien que l’on fût à la veille du mariage, personne n’en parlait. Et pourtant, si rien n’eût été changé, le lendemain, Jean Keller et Mlle Marthe auraient dû se rendre au temple, y entrer comme fiancés, en sortir comme époux, liés pour la vie !… Et de tout cela, pas un mot !

Alors Mlle Marthe se leva. Elle s’approcha de M. Jean qui se tenait dans un coin, et, d’une voix dont elle voulait en vain cacher l’émotion :

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.