Page:Verne - Le Chemin de France, Hetzel, 1887.djvu/83

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— Ce qu’il y a… Marthe ! s’écria M. Jean d’un accent si douloureux qu’il me pénétra jusqu’au cœur.

— Parlez, Jean, reprit Marthe, parlez, si pénible que ce soit d’entendre ce que vous allez dire ! »

M. Jean releva la tête. Il se sentait compris d’avance.

Non ! je n’oublierai jamais les détails de cette scène, quand je vivrais cent ans !

M. Jean était debout devant Mlle de Lauranay, dont il avait pris la main, et alors, se faisant violence :

« Marthe, dit-il, tant que la guerre n’était pas déclarée entre l’Allemagne et la France, je pouvais songer à faire de vous ma femme. Aujourd’hui, mon pays et le vôtre vont se battre, et, maintenant, à la pensée de vous enlever à votre patrie, de vous arracher votre qualité de Française en vous épousant… je n’ose plus !… Je n’en ai pas le droit !… Toute ma vie ne serait qu’un remords !… Vous me comprenez… je ne puis pas… »

Si on le comprenait ! Pauvre M. Jean ! Il ne trouvait pas ses mots ! Mais avait-il besoin de parler pour se faire entendre !

« Marthe, reprit-il, il va y avoir du sang entre nous, de ce sang français dont vous êtes !… »

Mme Keller, droite dans son fauteuil, les yeux baissés, n’osait pas regarder son fils. Un léger tremblement des lèvres, la contraction de ses doigts, tout indiquait que son cœur était prêt à se briser.

M. de Lauranay avait laissé retomber sa tête entre ses mains. Les larmes coulaient des yeux de ma sœur.

« Ceux dont je suis, reprit M. Jean, vont marcher contre la France, contre ce pays que j’aime !… Et qui sait si, bientôt, je ne serai pas appelé à me joindre… »

Il n’acheva pas. Sa poitrine haletait, étouffée de sanglots qu’il ne contenait que par une force surhumaine, car il ne convient pas qu’un homme pleure.

« Parlez, Jean, dit Mlle de Lauranay, parlez, pendant que j’ai encore la force de vous écouter !…