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quarantième ascension française.

— Très-bien, lui dis-je, mais vous savez que le plus dur reste à faire.

— Baste ! fit-il, nous en viendrons bien à bout. En attendant, allons toujours voir le coucher du soleil, qui doit être magnifique. »

En effet, le ciel était resté d’une pureté remarquable.

La chaîne du Brevent et des Aiguilles-Rouges s’étendait à nos pieds. Au delà, les rochers des Fiz et l’aiguille de Varan s’élèvent au-dessus de la vallée de Sallanche et repoussent au troisième plan toute la chaîne des monts Fleury et du Reposoir. Plus à droite, le Buet avec son sommet neigeux, plus loin la dent du Midi, dominant de ses cinq crocs la vallée du Rhône. Derrière nous, les neiges éternelles, le dôme du Goûter, les monts Maudits et enfin le mont Blanc.

Peu à peu l’ombre envahit la vallée de Chamonix et atteint tour à tour chacun des sommets qui la dominent à l’ouest. La chaîne du mont Blanc reste seule lumineuse et semble entourée d’un nimbe d’or. Bientôt l’ombre gagne le dôme du Goûter et les monts Maudits. Elle respecte encore le géant des Alpes. Nous suivons avec admiration cette disparition lente et progressive de la lumière. Elle se maintient quelque temps sur le dernier sommet, en nous donnant l’espoir insensé qu’elle ne le quittera pas. Mais au bout de quelques minutes, tout s’assombrit, et à ces teintes si vivantes succèdent les couleurs livides et cadavéreuses de la mort. Je n’exagère rien : celui qui aime les montagnes me comprendra.

Après avoir assisté à cette scène grandiose, nous n’avions plus qu’à attendre l’heure du départ. Nous devions nous mettre en route à deux heures du matin. Chacun s’étend sur son matelas.

Dormir, il n’y faut pas songer ; causer, pas davantage. On est absorbé par des idées plus ou moins sombres ; c’est la nuit qui précède la bataille, avec cette différence que rien ne vous oblige à engager le combat. Deux courants d’idées se disputent la possession de votre esprit. C’est le flux et le reflux de la mer, chacun l’emporte à son tour. Les objections à une semblable entreprise ne manquent pas. À quoi bon courir cette aventure ? Si on réussit, quel avantage en peut-on retirer ? S’il arrive un accident, que de regrets ! Alors l’imagination s’en mêle ; toutes les catastrophes de la montagne se présentent à votre esprit. Vous rêvez ponts de neige manquant sous vos pas, vous vous sentez précipité dans ces crevasses béantes, vous entendez les craquements terribles de l’avalanche qui se détache et va vous ensevelir, vous disparaissez, le froid de la mort vous saisit, et vous vous débattez dans un effort suprême !…

Un bruit strident, quelque chose d’horrible se produit à ce moment.

« L’avalanche ! l’avalanche ! criez-vous.