Aller au contenu

Page:Verne - Le Superbe Orénoque, Hetzel, 1898.djvu/26

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
18
LE SUPERBE ORÉNOQUE.

moi qui t’ai appris ces jurons-là, et tu ferais mieux de ne pas les servir à tout propos…

— Que veux-tu, Jean ?… Habitude d’ancien sous-off !… Toute ma vie j’ai lancé des nom d’un bonhomme, des nom d’un tonnerre !… et quand on ne l’assaisonne pas de quelques sacrediés, il me semble que la conversation manque de charme ! Aussi ce qui me plaît dans ce baragouin espagnol que tu parles comme une señora…

— Eh bien, Martial ?…

— Oui… entendu !… c’est que dans ce baragouin, il y a des jurons à revendre… presque autant que de mots…

— Et ce sont ceux-là que tu as naturellement retenus le plus facilement…

— J’en conviens, Jean, et ce n’est pas le colonel de Kermor, lorsque je servais sous ses ordres, qui m’aurait reproché mes tonnerre de Brest ! »

Au nom du colonel de Kermor, on aurait pu voir s’altérer l’expressif visage du jeune garçon, tandis qu’une larme mouillait les paupières du sergent Martial.

« Vois-tu, Jean, reprit-il, Dieu viendrait me dire : “Sergent, dans une heure tu serreras la main de ton colonel, mais je te foudroierai deux minutes après”, que je lui répondrais : ”C’est bien, Seigneur… prépare ta foudre et vise au cœur !” »

Jean se rapprocha du vieux soldat, il lui essuya ses larmes, il regarda avec attendrissement ce bon être, rude et franche nature, capable de tous les dévouements. Et, comme celui-ci l’attirait sur sa poitrine, le pressait entre ses bras : « Il ne faut pas m’aimer tant que cela, mon sergent ! lui dit-il en le câlinant.

— Est-ce que c’est possible ?…

— Possible… et nécessaire… du moins devant le monde, quand on nous observe…

— Mais quand on ne nous observe pas…

— Libre à toi de me traiter avec plus de douceur, en prenant des précautions…