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LES ABANDONNÉS

L’embarras de Bligh était grand. Que dire à ces naturels qui avaient déjà trafiqué avec la Bounty pendant sa dernière relâche ? À tout prix, il importait de leur cacher la vérité, afin de ne pas détruire le prestige dont les étrangers avaient été entourés jusqu’alors dans ces îles.

Dire qu’ils étaient envoyés aux provisions par le bâtiment resté au large ? Impossible, puisque la Bounty n’était pas visible, même du haut des collines ! Dire que le navire avait fait naufrage, et que les indigènes voyaient en eux les seuls survivants des naufragés ? c’était encore la fable la plus vraisemblable. Peut-être les toucherait-elle, les amènerait-elle à compléter les provisions de la chaloupe. Bligh s’arrêta donc à ce dernier parti, si dangereux qu’il fût, et il prévint ses hommes, afin que tout le monde fût d’accord sur cette fable.

En entendant ce récit, les naturels ne firent paraître ni marque de joie ni signes de chagrin. Leur visage n’exprima qu’un profond étonnement, et il fut impossible de connaître ce qu’ils pensaient

Le 2 mai, le nombre des indigènes venus des autres parties de l’île s’accrut d’une façon inquiétante, et Bligh put bientôt juger qu’ils avaient des intentions hostiles. Quelques-uns essayèrent même de haler l’embarcation sur le rivage, et ne se retirèrent que devant les démonstrations énergiques du capitaine, qui dut les menacer de son coutelas. Pendant ce temps, quelques-uns de ses hommes, que Bligh avait envoyés à la recherche, rapportaient trois gallons d’eau.

Le moment était venu de quitter cette île inhospitalière. Au coucher du soleil, tout était prêt, mais il n’était pas facile de gagner la chaloupe. Le rivage était bordé d’une foule d’indigènes qui choquaient des pierres l’une contre l’autre, prêts à les lancer. Il fallait donc que la chaloupe se tînt à quelques toises du rivage et n’accostât qu’au moment même où les hommes seraient tout à fait prêts à embarquer.

Les Anglais, véritablement très inquiets des dispositions hostiles des naturels, redescendirent la grève, au milieu de deux cents indigènes, qui n’attendaient qu’un signal pour se jeter sur eux. Cependant, tous venaient d’entrer heureusement dans l’embarcation, lorsque l’un des matelots, nommé Bancroft, eut la funeste idée de revenir sur la plage pour chercher quelque objet qu’il y avait oublié. En une seconde, cet imprudent fut entouré par les naturels et assommé à coups de pierre, sans que ses compagnons, qui ne possédaient pas une arme à feu pussent le secourir. D’ailleurs, eux-mêmes, à cet instant, étaient attaqués, des pierres pleuvaient sur eux.

« Allons, garçons, cria Bligh, vite aux avirons, et souquez ferme ! »

Les naturels entrèrent alors dans la mer et firent pleuvoir sur l’embarcation