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Page:Verne - Les Enfants du capitaine Grant.djvu/87

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faire un bon roi, qu’à un roi de faire un bon avoué. Et sur cette remarque, chacun de rire et de boire quelques gouttes de « chicha[1] » à la santé d’Orellie-Antoine Ier, ex-roi d’Araucanie. Quelques minutes plus tard, les voyageurs, roulés dans leur puncho, dormaient d’un profond sommeil.

Le lendemain, à huit heures, la madrina en tête, les péons en queue, la petite troupe reprit à l’est la route du trente-septième parallèle. Elle traversait alors le fertile territoire de l’Araucanie, riche en vignes et en troupeaux. Mais, peu à peu, la solitude se fit. À peine, de mille en mille, une hutte de « rastreadores, » Indiens dompteurs de chevaux, célèbres dans toute l’Amérique. Parfois, un relais de poste abandonné, qui servait d’abri à l’indigène errant des plaines. Deux rivières pendant cette journée barrèrent la route aux voyageurs, le rio de Raque et le rio de Tubal. Mais le catapaz découvrit un gué qui permit de passer outre. La chaîne des Andes se déroulait à l’horizon, enflant ses croupes et multipliant ses pics vers le nord. Ce n’étaient encore là que les basses vertèbres de l’énorme épine dorsale sur laquelle s’appuie la charpente du Nouveau-Monde.

À quatre heures du soir, après un trajet de trente-cinq milles, on s’arrêta en pleine campagne sous un bouquet de myrtes géants. Les mules furent débridées, et allèrent paître en liberté l’herbe épaisse de la prairie. Les alforjas fournirent la viande et le riz accoutumés. Les pelions étendus sur le sol servirent de couverture, les recados d’oreillers, et chacun trouva sur ces lits improvisés un repos réparateur, tandis que les péons et le catapaz veillaient à tour de rôle.

Puisque le temps devenait si favorable, puisque tous les voyageurs, sans en excepter Robert, se maintenaient en bonne santé, puisque enfin ce voyage débutait sous de si heureux auspices, il fallait en profiter et pousser en avant comme un joueur « pousse dans la veine. » C’était l’avis de tous. La journée suivante, on marcha vivement, on franchit sans accident le rapide de Bell, et le soir, en campant sur les bords du rio Biobio, qui sépare le Chili espagnol du Chili indépendant, Glenarvan put encore inscrire trente-cinq milles de plus à l’actif de l’expédition. Le pays n’avait pas changé. Il était toujours fertile et riche en amaryllis, violettes arborescentes, fluschies, daturas et cactus à fleurs d’or. Quelques animaux, entre autres l’ocelot, se tenaient tapis dans les fourrés. Un héron, une chouette solitaire, des grives et des grèbes, fuyant les serres du faucon, représentaient seuls la race emplumée. Mais d’indigènes, on voyait peu. À peine quelques « guassos, » enfants dégénérés des Indiens et des Espa-

  1. Eau-de-vie de maïs fermenté.